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L'OEUVRE EST LA PRODUCTION EST L'EXPERIENCE

Ne travaillez jamais ! L’injonction situationniste qui chapeautait le dernier Printemps des Laboratoires guidait nos recherches en 2014 et la conception de ce journal. Cette phrase résonne aujourd’hui étrangement, en regard de la situation artistique que connaît la France, ébranlée par des politiques culturelles qui font preuve à la fois d’ingérence et de désengagement progressif. Après la remise en question du statut des intermittents, au tour des centres d’art et des théâtres d’être menacés de fermeture (le CAC à Brétigny, Les Églises de Chelles, La Panacée à Montpellier, l'École des beaux-arts de Perpignan, le Forum du Blanc-Mesnil, le Wharf en Normandie, Le Lieu Commun à Toulouse… la liste se rallonge chaque jour). Les arguments qui participent à justifier une telle éviction – formes d’art élitistes, inutiles, exigeantes (sensiblement devenu un gros mot) et coûteuses vs un art populaire (pour ne pas dire populiste), qui devrait au contraire satisfaire les « attentes » du plus grand nombre – font pourtant l’impasse sur l’essentiel : le travail de l’art n’est pas un supermarché qui mettrait à disposition des produits et conditionnerait son audience, il ne se réduit pas à une industrie ni ne se consomme. L’art n’est pas le lieu du compromis mais de l’invention, de l’apprentissage, de l’engagement, de conflits qui s’expriment, du travail de l’imaginaire pour l’invention de nouvelles conditions d’être ensemble. Ces espaces d’art, dont beaucoup sont situés à la périphérie des centres urbains, sont essentiels à l’accompagnement des pratiques artistiques et à l’établissement des formes d’art et de pensée en devenir. Ces lieux inventent des formes de mobilité, en donnant et en assurant aux artistes les moyens matériels et financiers de mener à bien des projets. Ils opèrent des veilles constantes, contre des stratégies de récupérations politiques et commerciales. Ils interrogent leur rôle à jouer en tant qu’institution, le fondement de leurs activités, la pertinence des formes d’adresse au public. Ils se doivent d’échapper aux prérogatives extérieures et aux réductions à des grilles d’évaluation et de « quota ».

La nature et la dynamique du travail engagées aux Laboratoires d’Aubervilliers sont fortement marquées par l’identité multiple du lieu : un lieu de vie, de recherche et d’invention de formes, un lieu public et des communs. Au fil des années, Les Laboratoires ont affirmé un fonctionnement ouvert, et construit la possibilité d’une institution ingénieuse, encline à varier ses cadences – active à l’endroit de l’impulsion des projets, apte à décélérer pour leur laisser le temps d’advenir. Cette plasticité, qui façonne le travail de l’équipe des Laboratoires, s'arc-boute sur une prise de connaissance de notre contexte d’implantation et d’un maillage local (les relations que nous avons tissées avec les habitants et les acteurs du territoire). Nous asseyons aussi notre exercice sur les forces vives qui font l’histoire des Laboratoires : la direction collégiale et l’émulsion intellectuelle qu’elle implique, l’accueil réservé à différentes disciplines et les mouvements de complémentarité, d’écartement ou de ralliement qu’on est amené à forger entre elles, l’art abordé sous l’angle de la recherche, la place centrale donnée à l’artiste et la durée étendue qui lui est attribuée pour l’approfondissement de sa pratique.
Nous souhaitons créer des situations ouvertes et vulnérables. De celles qui éprouvent de l’intérieur, dans toutes leurs composantes, l’instabilité du monde en constante transformation. La pluralité des formats et activités déployée aux Laboratoires procède de cette volonté. Qu’il s’agisse du « refus du travail » débattu par différents intervenants du Printemps des Laboratoires, ou des prises de position d’étudiants de l’« école de nuit » créée à Bordeaux pour manifester leur désaccord face à une forme d’éducation cloisonnante et formatée, des dispositifs d’altération de la perception pour un seul spectateur par Myriam Lefkowitz aux performances en appartement coécrits par Adva Zakai et Åbäke, ce sont autant de formes de travail, faits de moments discursifs, de recherches confidentielles, d’expériences individuelles ou collectives, que nous avons mises en place cette année.

Ce journal s’articule en trois cahiers. Le premier est intitulé « Le refus du travail ». Il donne à lire des retranscriptions des interventions du Printemps des Laboratoires, étayées par de nouvelles participations et par une traduction inédite du texte fondateur d’Allan Kaprow, L’Éducation du non-artiste. (…) Dans un deuxième cahier, nous nous intéressons aux « lieux de l’art ». (…) Le troisième cahier s’articule autour DEsFIGURES TOXIQUES, à travers des textes commandés à plusieurs intervenants ayant participé au groupe de recherche éponyme, pendant une semaine, aux Laboratoires, en décembre 2013. Ce projet, porté par la chorégraphe Latifa Laâbissi et le groupe Ruser l’image, explorait, par le biais de conférences, de recherches en cours, de spectacles, de performances, de paroles et débats communs, la place de la « figure toxique » dans la société. (…)

La pratique de l’art, située au centre de l’activité des Laboratoires, s’affirme par nature désobéissante, prophétique, non conformiste ; elle se tourne vers les lieux où on ne l’attend pas, elle est transformatrice et accepte – voire célèbre – le changement, le paradoxe et la dialectique. Le refus du travail, thème si discuté dans l’art comme dans l’engagement politique, n’est pas tant le refus d’activité que le refus d’un lieu qui serait assigné et imposé à l’artiste ou au travailleur par des formes d’autorité. La pratique artistique cherche à trouver d’autres formes de production qui, justement, ne répondent pas à une quelconque attente. C’est pourquoi le thème du Printemps des Laboratoires 2014, celui du refus du travail, glisse naturellement vers celui de « Performing Opposition », que nous explorerons lors du Printemps des Laboratoires de 2015. Ces mouvements de refus et d’opposition rejoignent, aux côtés d’autres pratiques politiques et sociales, l’« espace public », lui-même renvoyant aux notions de communs débattues lors du Printemps 2013.

 

Extrait de l'Edito du Journal des Laboratoires 2014-2015
par Alexandra Baudelot,
Dora García,
Mathilde Villeneuve