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Tartuffe d'après Tartuffe de Molière
Discussion collective (suite)

Chaque semaine, l’équipe du Théâtre Permanent et celle des Laboratoires se réunissent une heure pour discuter du développement de la pièce en cours d’élaboration. Nous publions ici la transcription remaniée de ces réunions hebdomadaires qui ont concerné la création de Tartuffe d’après Tartuffe de Molière.


6 MARS

Yvane Chapuis 

Pour aborder votre mise en scène de Tartuffe, nous disposons à présent de deux types d’éléments. Il y a d’une part les discussions que nous avons eues au moment des répétitions de janvier et février et qui sont retranscrites dans le précédent Journal des Laboratoires, et d’autre part les représentations publiques du spectacle que vous donnez depuis mardi. Quand on met en perspective ces éléments, un ensemble de questions surgit. Elles concernent à la fois l’interprétation et la mise en scène des rôles de Dorine, Cléante et Tartuffe. Probablement nourris par l’existence du film de Murnau, vous disiez associer le rôle de Dorine à la fonction de la caméra, qui révèle, met à jour les événements. Cléante devait faire le lien entre l’espace de représentation et celui du public. Quant à Tartuffe, vous sembliez faire de ce personnage non pas celui qui porte un masque mais celui auxquels les autres, la famille, font porter un masque. Ceci étant dit sur les caractéristiques de ces personnages, comment dans la mise en scène actuelle ces trois directions sont-elles activées?

Gwénaël Morin
Ce que nous présentons depuis mardi a un caractère d’urgence. Les directions que tu rappelles sont des idées que nous avons eues mais que nous n’avons pas pris le temps de mettre en scène, de développer. Disons les choses comme elles sont... La situation dans laquelle nous nous sommes mis, celle du Théâtre Permanent, qui consiste à travailler beaucoup, en tenant des ateliers de transmission le matin, en répétant l’après-midi, en jouant le soir... pensant que cela nous donnerait plus de force, plus d’énergie, plus de joie... a surtout généré de la fatigue d’abord, des doutes, des questionnements aussi. Cela a généré des crises à l’intérieur de l’équipe, le départ de certains membres. Et j’ai eu du mal en tant que metteur en scène à me départir de ces problèmes contingents pour faire le travail de mise en scène dans la direction des voies que nous avions ouvertes et que tu viens de citer.
Le spectacle que nous présentons actuellement est un emergency spectacle. Nous proposons autour de la table une exposition sommaire et austère du texte qui doit servir maintenant de base sur laquelle nous devons dresser les éléments dont tu fais mention. Dorine qui met en scène la situation, qui explique à Marianne comment elle se comporte, qui explique à Damis la même chose, qui expose à Orgon comme à un homme malade, et qui d’une manière plus fonctionnelle fait en sorte que les personnages entre en relation les uns avec les autres. Aujourd’hui, nous disposons d’une base de lecture sur laquelle il va falloir tenter de construire. Ce que tu nommes n’a pas été abandonné mais a été mis de côté de sorte à tenir cet engagement quelque peu utopique qui consistait à présenter un spectacle mardi dernier.

Yvane
Si l’on reprend les rôles de ces trois personnages au regard des directions vers lesquelles vous vous dirigiez, qu’est-ce qui dans l’exposition actuelle est esquissé?

Guillaume Bailliart
En ce qui concerne Cléante, c’est davantage le jeu que la mise en scène qui prend en charge sa position intermédiaire. Si au cours des premières répétitions, j’étais situé au premier rang faisant signe de cette position d’articulation entre la scène et la salle, je ne le suis plus à présent. Même si je reste à l’écart de la table où se tiennent les autres membres de la famille, je suis désormais en recul, à l’arrière de la scène. Et c’est au niveau du jeu –je suis en adresse public– que se formalise sa position d’entre deux.

Gwénaël 
Nous avons en effet gardé ceci de notre première lecture du personnage de Cléante et cela pourrait même devenir plus ostentatoire. Nous avons également gardé, même si nous devons l’approfondir, un Tartuffe sans ambiguïté.

Julian Eggerickx
Nous avons pensé que Tartuffe serait un endroit de liberté, un lieu de projection des autres, un révélateur. C’est-à-dire que ce n’est pas lui la maladie ambiante. Il est en revanche son réceptacle.

Gwénaël 
À l’origine, Tartuffe est un exclu. Il cherche une place. Il se tourne vers une église où il rencontre Orgon qui lui ouvre son coeur et sa maison. Là, une chambre est disponible, une femme est délaissée. Il occupe ces espaces laissés vacants.

Yvane
Comment ceci est formalisé dans la mise en scène que vous présentez depuis trois jours?

Gwénaël 
Ça n’est pas formalisé.

Julian
Ça l’a été au cours des premières répétitions et il s’agit de le retrouver.

Yvane
Si la lecture que vous faite du personnage de Tartuffe est celle d’un espace de projection pour les autres, cela signifie-t-il qu’il doive incarner une forme de neutralité?

Gwénaël 
Non, ce serait redondant. Son discours est au présent. C’est une forme qui d’ailleurs est récupérée par une certaine idéologie de droite: la sincérité. Il profite, ici et maintenant.

Yvane 
Pourquoi avez-vous fait le choix de couper l’acte V?

Gwénaël 
Probablement parce que c’est l’acte de la résolution. Tartuffe vient de déclarer que la maison lui appartient et que c’est à la famille d’en sortir. Orgon devra s’expliquer devant elle sur ce don qu’il a fait. Monsieur Loyal arrive, testament en main et comme une banque pourrait le faire aujourd’hui fait valoir son pouvoir d’expulsion. Tartuffe a la loi pour lui et l’on mesure les conséquences de sa colère. Mais coup de théâtre: L’envoyé du Roi, au nom de service rendu jadis par Orgon, interrompt le cours des choses et le renverse. C’est Tartuffe qui sera arrêté. Je pense que dans sa première version, Molière fait de Tartuffe un vainqueur mais sous l’effet de la censure Molière réécrit la pièce et fait surgir le roi pour remettre de l’ordre, comme Dieu dans les pièces grecques.

Yvane
En supprimant l’acte V vous supprimez la dimension historico-politique de la pièce.

Gwénaël 
Oui pour le moment.

Yvane
Nous avons vu ce qui a été esquissé et demande à être amplifié pour que les pistes sur lesquelles vous vous étiez entendus prennent forme en ce qui concerne les personnages de Cléante et de Tartuffe. Qu’en est-il de celui de Dorine? Qu’est-ce qui fait d’elle un personnage caméra?

Gwénaël 
En s’appuyant sur cette table, autour de et sur laquelle tout se passe pour l’instant, il faudrait peut-être élargir l’espace et voir comment Dorine peut en sortir et y revenir en ramenant des gens.
Sur la proposition que nous faisons depuis trois jours, la présence permanente de Tartuffe, de dos, me parait très importante. En revanche, je relativise la permanence des autres. Tartuffe n’a aucune raison de quitter le plateau, il est là, il est dans la place, sa vie n’est pas différée dans la promesse d’un ailleurs. Il s’agit à présent que Dorine fasse graviter les autres autour de cette présence noire. Ce qui me donne confiance dans la table, c’est qu’elle représente ce qui vérifie au quotidien la famille. C’est là, où enfants et parents, avec ou sans envie, acteurs ou figurants, se retrouvent. Et cette table devient l’hôtel du sacrifice lorsqu’Elmire demande à tous de se retirer pour s’offrir à Tartuffe et faire naître la clairvoyance de son mari.
La table, c’est aussi un théâtre de tréteaux.


13 MARS

Yvane 
Comment avez-vous cette semaine abordé les répétitions de Tartuffe?

Grégoire Monsaingeon
De façon classique, scène par scène. Nous avons conservé la table comme lieu d’exposition, espace à conquérir pour certains personnages. Nous nous sommes détachés de la première forme que nous avons présentée au cours des trois premières représentations, qui était très simple, basée sur l’énonciation du texte de Molière. Nous lui avons tordu le cou et sommes repartis dans un travail basé sur l’espace qui naît de nos propositions de jeu et de ce que Gwénaël esquisse le matin pendant les ateliers de transmission et que nous vérifions ou contredisons ensemble l’après-midi.

Yvane
Et toi Renaud? Tu reprends le rôle de...

Renaud Béchet 
Dorine.

Yvane
Connais-tu le texte?

Renaud
Je suis en train de l’apprendre. J’ai su lundi que je jouerai, et ai découvert les coupes mardi. Nous sommes vendredi. Je ne suis pas encore au même point de digestion que les autres.

Yvane
Comment définissez-vous les personnages? Quels processus vous conduisent par exemple à décider de faire de Tartuffe un saint ou une ordure?

Grégoire 
L’ambiguïté entre les deux est inté- ressante. En lisant les répliques de Tartuffe, il est difficile de faire un choix. Certes, il séduit la femme de son ami, mais elle l’attire.

Barbara Jung
Tartuffe est un homme libre et sa liberté vient interroger cette famille où les relations ne sont pas au beau fixe.

Yvane
Est-ce si clair qu’il y a des problèmes internes?

Barbara 
L’absence d’échange entre Orgon et Elmire laisse supposer que c’est un couple qui n’existe pas.

Renaud 
La scène IV de l’acte I au cours de laquelle Dorine expose à Orgon l’état de santé de son épouse montre bien qu’il est préoccupé par le seul Tartuffe.

Grégoire 
Madame Pernelle, la mère d’Orgon, est complètement tartuffiée et c’est l’objet de la première scène de la pièce. Elle a intégré la conduite que dicte Tartuffe pour vivre devant Dieu. Contrairement à Orgon, qui selon moi est face à un doute permanent, probablement du fait que Cléante le bouscule dans ce qui pourrait être des certitudes. Nous sommes dans une famille qui pourrait ressembler à beaucoup d’autres, avec des enfants profitant de la vie, une épouse aimant sortir et recevoir. C’est une famille recomposée. Certains événements sont néanmoins choquants. Orgon convoque sa fille et lui annonce sans détour qu’il veut la marier à son ami. D’ailleurs, les problèmes au sein de la famille émanent vraisemblablement du comportement de ce père.

Guillaume 
Néanmoins, Damis semble plus intéressé par son héritage que par la résolution des difficultés familiales. Lorsqu’il révèle à son père que Tartuffe a cherché à séduire Elmire, il se soucie peu de sa belle-mère.

Barbara 
C’est que Damis n’est pas très délicat.

Guillaume 
C’est un bourrin.

Julian 
Il cherche surtout à attirer l’attention de son père, à se faire aimer de lui.

Julie Pagnier 
On peut se demander si le don de sa fortune qu’Orgon fait à Tartuffe n’est pas davantage destiné à déshériter Damis qu’à combler son hôte. Tartuffe apparaît bien comme un catalyseur des relations d’Orgon avec l’ensemble des membres de sa famille.

Yvane
Il y a un jeu de répliques entre Orgon et Marianne que je ne parviens pas à m’expliquer. Pourquoi l’argument du couvent fait l’effet inverse sur Orgon, lorsqu’elle l’implore de ne pas la donner en mariage à cet homme?

Guillaume
Parce que l’argument est peu crédible. Elle joue la religieuse alors que chacun sait qu’elle tisse une relation amoureuse avec Valère. Mais les coupes de texte que nous avons réalisées passent ceci sous silence.

Yvane
Il y a donc un problème de raccord...

Gwénaël 
Pas nécessairement... Ce qui donne le change c’est le suicide. Elle évoque la perspective du suicide dans une scène avec Dorine, sa servante. Or comme chacun sait, le suicide est proscrit par la religion. On ne peut donc envisager sérieusement le couvent et le suicide à la fois. Marianne ment, ou du moins cherche la stratégie qui dissuadera son père de la donner en mariage à Tartuffe. Orgon s’en aperçoit et le relève.

Yvane
Au sujet des coupes que vous avez opérées, que comptez-vous faire de celle de l’acte V? Envisagez-vous une forme de résumé sur le modèle de celui que fait Gwénaël dans Lorenzaccio explicitant en quelques mots le dénouement que nous aurions manqué?

Grégoire 
Nous nous sommes demandés si ce résumé ne devait pas être pris en charge par l’un des personnages. Notamment celui de Dorine qui a une force de manipulation bienveillante dans la famille, qui est ce personnage caméra que nous avons évoqué à plusieurs reprises, qui a cette capacité à faire le jour sur les événements.

Gwénaël 
Ce qui est intéressant dans la scène Valère-Marianne que nous avons coupée, c’est qu’ils parlent mariage sans parler d’amour. Le seul qui parle d’amour dans la pièce c’est Tartuffe.

Yvane 
Tu aimes le personnage de Tartuffe, n’est-ce pas?

Gwénaël 
Ce n’est pas que je l’aime... Cette pièce tient à travers les siècles parce que ce personnage n’est pas un simple usurpateur.

Renaud 
Ne tient-elle pas simplement parce que ce Tartuffe est brillant, qu’il jette le trouble, même dans l’esprit de ceux qui s’en méfient, telle Elmire?

Yvane 
Cléante est aussi particulièrement brillant. Pour ne pas succomber à son argumentation, Tartuffe ne trouve d’autres moyens que d’interrompre leur entretien.

Guillaume 
La force de l’argumentation de Cléante repose sur son recours à la notion de dévotion et non d’hypocrisie. Si les autres membres de la famille cherchent à démasquer Tartuffe pour le chasser, Cléante, lui, fait valoir sa qualité de dévot, accepte le masque, et le comportement s’y référant pour le conduire à quitter spontanément la maison.

Tanguy Nédélec 
Là où je vois une véritable modernité dans la pièce et où je ne suis pas convaincu par Cléante, c’est sur l’argument de la paternité. Qu’est-ce qui légitime le devoir d’un père de léguer à son fils sa fortune? Tartuffe dynamite cette valeur communément admise des droits de succession.

Guillaume
Cléante n’est pas un philosophe, il incarne en effet le sens commun.

Gwénaël 
Cléante est le masque de Molière. Il lui permet de jouer avec le politiquement correct.

Yvane
Pourtant, son argumentation, quand bien même serait-elle bien plate, vient à bout de Tartuffe qui ne trouve d’autre issue que la fuite.

Julian 
Il ne fuit pas. Il s’absente de l’argumentation parce que les faits sont pour lui. Il est, à ce moment précis de la pièce, au sommet de sa force.

Gwénaël 
C’est aussi le moment où Tartuffe prend conscience du fait qu’on puisse le prendre pour un usurpateur et il l’expose. Il explique que quoi qu’il fasse, ce sera interprété contre lui et c’est en conséquence qu’il se voit contraint de jouer pour lui et non pour les autres.


3 AVRIL

Yvane

Vous avez recommencé à jouer Tartuffe il y a deux jours. Comment l’abordez-vous?

Gwénaël 
Nous sommes dans une situation de reprise. C’est-à-dire que nous avons une base suffisamment solide pour nous en éloigner, sachant qu’il sera toujours temps d’y revenir si nous nous égarons dans la poursuite de notre exploration. C’est ainsi que nous répéterons à présent: nous allons tout foutre en l’air, non pas parce que ce n’est pas bien, qu’on n’a pas trouvé ou qu’il y a urgence et qu’il faut qu’on comprenne, mais parce qu’on peut le faire. C’est une dynamique très différente du moment qui précède la première présentation, où il y a toujours un temps où on ne peut plus explorer car la découverte pourrait faire prendre le risque de devoir tout repenser.
Là, nous avons fait une première exposition publique, que nous assumons, dont nous mesurons les faiblesses. Mais nous avons un spectacle. C’est comme au 26 décembre avec Lorenzaccio. Nous savions que nous avions une base solide qui nous permettait de passer à une forme quadri frontale, qui nous donnait la force d’aller plus loin.

Grégoire 
Certes, nous avons une base, mais la traversée du spectacle que nous faisons chaque soir comme le retour des spectateurs avec les- quels nous échangeons me font penser que ce dont nous disposons à présent est une succession de scènes qui peuvent parfois être fulgurantes, mais qui ne dessinent pas une entité d’ensemble. Il faut que nous nous redisions quel est le sens de cette base, quel point de vue elle donne de Tartuffe, de l’hypocrisie, du masque. Si la forme existe, si la structure est là telle une maison, il reste à préciser comment l’habiter.
Je reviens sur le manteau que nous faisons porter à Tartuffe... J’ai relu le poème de Rimbaud, Tartuffe est un homme nu... Et c’est un contresens me semble-t-il, qu’il remette son manteau lorsqu’il est démasqué, car désormais, il est chez lui.

Barbara
Les répétitions permettent précisément d’affirmer et d’affiner le vocabulaire des signes apparu parfois spontanément au cours du travail.

Gwénaël  
Ce qui m’a conduit à garder le manteau, c’est qu’il donne l’occasion à Tartuffe de revenir vers Orgon pour le reprendre. Mais en effet, le signe est peut-être plus fort qu’un effet réaliste.

Grégoire 
Le masque de Tartuffe c’est le manteau. Chez Murnau, sa nudité apparaît seulement quand il montre son tatouage de bagnard.

Gwénaël 
Il montre ce que la société a fait de lui. Nous devons nous appuyer sur l’expérimentation permanente. Il est très difficile de se mettre au service du sens. C’est dans l’expérimentation que la justesse, ou l’impasse, se vérifie. Nous ne pouvons le faire à priori, nous pouvons seulement ajuster des intuitions.

Yvane 
L’expérimentation correspond précisément à faire l’expérience d’une hypothèse de départ et à considérer ce à quoi elle donne forme. Quels sont alors les présupposés de votre mise en scène de Tartuffe? Comment les énoncer?
Par exemple, il existe deux types d’interprétation de cette pièce, l’une faisant place au drame l’autre à la farce, et visiblement vous avez fait le choix du drame.

Grégoire, Julian, Barbara
Nous n’avons pas fait le choix du drame. Il est apparu chemin faisant.

Yvane
Alors rétrospectivement, comment cette version plutôt dramatique est-elle apparue?

Renaud 
La pièce contient en elle-même une ambiguïté entre farce et drame, et c’est ce qui fait son intérêt.

Barbara 
On peut de plus imaginer que l’interprétation de la pièce que nous faisons s’allègera au fil des représentations.

Yvane
Il y a néanmoins des éléments de mise en scène qui ne se modifieront pas. C’est le cas de la tenture noire qui recouvre les murs de la scène. Cette teinte reste un signe de drame.

Gwénaël 
Le drame apparaît tardivement dans l’histoire du théâtre, avec le réalisme en fait. La comédie est une relation qu’on entretient avec le théâtre: une forme de légèreté, de distance, qui rend possible la présentation d’événements accablants. C’est le cas de tous les Chaplin par exemple. Or cette distance, je ne veux ni ne peux la fixer à priori. Nous devons y arriver par l’expérience. Au bout d’un moment, nous aurons moulu le truc et nous pourrons jouer avec, ralentir, accélérer.

RenaudGrégoire
Les coupes que nous avons infligées au texte, notamment celle de l’happy end de l’acte V, renforcent il est vrai la dimension dramatique de la pièce.

Renaud
Nous devons en avoir conscience et sans doute l’affirmer davantage. Nous évoquions dans ce sens d’ailleurs hier en répétition la possibilité de convoquer le Radeau de la Méduse de Géricault comme élément de décor.

Yvane
La suppression de l’acte V est fondamentale dans votre lecture de la pièce. Or, rien ne la signale. C’est d’autant plus surprenant que l’une des caractéristiques de votre travail est de tout montrer, de ne rien cacher. Ce qui d’ailleurs peut irriter certains amateurs de théâtre qui aiment se voir bercer d’illusions. Comment expliquez-vous cette absence, ce manque de toute information sur l’acte V? Pourquoi faîtes-vous l’impasse?

Grégoire
N’y aurait-il pas à inventer une présence, qui serait la tienne Gwénaël, pour nous dire pourquoi nous avons fait le choix de supprimer l’acte V pour faire de Tartuffe un vainqueur?

Yvane
Je m’interroge également sur la mise en scène de la première scène. Vous avez souvent dit qu’elle contenait l’ensemble de la pièce qui ensuite va être jouée sous nos yeux. Or, jusque là, nous sommes simplement confrontés à l’explosion d’une femme avec un groupe de gens qui l’écoute.

Julian 
Madame Pernelle procède simplement à une distribution de rôle.

Yvane
Certes, mais ça n’est pas clair. S’il y a un travail pédagogique ou brechtien à entreprendre, je me demande si ça n’est pas précisément ici.

Grégoire
En effet, ça n’est pas juste une distribution des cartes, toute la problématique de Tartuffe y est exposée.

Yvane
Il faut avoir une oreille particulièrement aiguisée pour la saisir à cet endroit. Tout va si vite.

Gwénaël 
Devant les dix premières minutes de n’importe quel spectacle, le spectateur se demande où il est. Il faut accueillir ce trouble positivement. Il y a une agression systématique lorsque l’artifice du spectacle s’enclenche. Il faut trouver ensuite le moyen de le déverrouiller, sans pour autant user de la connivence.

Grégoire
Guillaume a d’une certaine manière résolu ce chaos du début dans la lecture publique de la pièce qu’il a proposée, en donnant en introduction la distribution. Les papiers qu’il avait disposés sur la table, où était inscrit le nom de chaque personnage et leur place au sein de la famille, permettaient un certain ordonnancement, même si la première scène demeurait encore obscure. Le dispositif est celui d’une lecture, mais je m’interroge s’il n’y a pas là quelque chose à exploiter pour la mise en scène.

Barbara 
Dans les théâtres ordinaires, ces repères sont donnés par le programme.

Yvane 
Nous pointons ici des lacunes, et j’imagine l’effet pressant que cela peut avoir. Ce qui n’est pas l’objectif de nos réunions hebdomadaires.

Gwénaël 
Je ne suis pas dans l’ignorance de celles-ci et ça m’intéresse de partager le travail avec vous. C’est le prix à payer de la modernité. On a gagné en liberté mais on a perdu en fondement et en autorité. Quand on commence un spectacle, les compteurs sont à zéro. Il n’y a plus de tradition, pas de savoir faire, pas d’héritage. Élaborer une base un peu formelle comme nous l’avons fait jusque-là avec Tartuffe est une manière de nous donner un fondement à partir duquel nous allons pouvoir faire Tartuffe. Quand Molière écrit la pièce, il y a une manière de faire du théâtre dont il convoque les figures. Aujourd’hui, nous en sommes émancipés mais nous avons besoin d’un fondement pour construire. C’est peut-être ce qui nous paraît douloureux, rébarbatif, mais nous disposons d’une base.

Yvane
Pour clore cette réunion, je voudrais revenir sur l’ensemble du projet du Théâtre Permanent et la manière dont nous, Les Laboratoires, le regardons, le comprenons, pour l’accompagner. C’est un projet expérimental. Dans l’expérimentation, par définition, il y a des choses qui bougent par rapport aux idées qui ont été posées pour l’entreprendre. Sa forme écrite prévoit une équipe particulière, un certain nombre de pièces, des périodes de répétitions et de représentations leur correspondant. Or, nous sommes tous en train de faire l’épreuve du projet. L’équipe s’est modifiée, une lecture plutôt qu’une mise en scène de Tartuffe a été présentée pendant deux semaines, les représentations déborderont probablement sur le mois de mai. Ces modifications de programme sont absolument acceptables, normales même. Il serait naïf de croire que la mise en oeuvre du Théâtre Permanent puisse correspondre trait pour trait à sa forme écrite sur le papier. Le Théâtre Permanent n’est pas une mécanique. Il a une organicité qui fait qu’il se transforme au fur et à mesure qu’il se vit. Le projet est aussi intéressant dans cette difficulté qu’il y a à devoir accepter qu’il puisse être différent de ce que nous avions prévu. Tartuffe prendra probablement plus de temps pour apparaître. C’est douloureux. Mais cette épreuve fait partie de la dimension vivante du projet. Je pense que nous ne devons pas nous en trouver écrasés et devons tenter de nous remettre en accord avec lui. Je rejoins ici, en la comprenant mieux, la terminologie d’Hirschhorn lorsqu’il parle de ses projets dans l’espace public: «être d’accord», d’accord avec la situation dans laquelle nous nous trouvons. Ce qui nécessite des réajustements sensibles et théoriques. Nous avons tous, depuis des mois, entre nous, avec des amis, des collègues, des financeurs potentiels, etc, pensé, exposé, projeté, imaginé ce que serait le Théâtre Permanent. Mais c’est seulement aujourd’hui que nous découvrons ce qu’il est. Personne n’avait imaginé par exemple que les représentations de Tartuffe commenceraient par une lecture publique de la pièce.

Gwénaël 
Ce qui importe, c’est que ces formes apparaissent à partir de l’expérience. La lecture publique n’a pas été anticipée pour varier les plaisirs. C’est cette immanence de la forme qui permet aux spectateurs de l’accepter. Le jour de leur venue, nous en sommes là de notre travail et nous le mettons en partage. Le Théâtre Permanent aurait pu s’appeler le Théâtre au jour le jour.

Yvane
Il est d’ailleurs absolument réjouissant de pouvoir vérifier la force du projet à travers cet accord dont témoignent les spectateurs. C’est précisément la permanence et la gratuité qui en sont les paramètres, qui conduisent les spectateurs à s’intéresser de près à un travail qui prend forme.

Rebecca Lee 
L’adhésion du public au projet est très intimement liée à la permanence et à la gratuité. Il y a une justesse dans la relation qui s’établit entre les spectateurs et le travail présenté. Il y a un mouvement réciproque: de la même façon que le travail évolue à découvert, le public vient et revient.

Yvane
Le comportement de certains spectateurs est particulièrement encourageant. La régularité de leur curiosité, l’attention qu’ils portent à l’évolution de la mise en scène, la mise en partage de ce qu’ils découvrent en ramenant leurs proches. Eux aussi paraissent au travail! Ils ne viennent pas au spectacle, ils prennent le projet pour ce qu’il est et en font l’expérience.


10 AVRIL

Yvane
Il y a deux jours, tu nous disais Gwénaël, que tu t’apprêtais à rédiger un début et une fin de Tartuffe... Peux-tu nous dire dans quel sens tu comptes le faire?

Gwénaël 
Telle est la question... Pour l’instant, j’ai écrit sur la banderole qui fait office de préambule: «Tartuffe d’après Tartuffe de Molière ou Tout voir sans rien croire ou L’h istoire d’un homme traître à lui-même». C’est le seul texte que j’ai réussi à produire pour l’instant... Dans Lorenzaccio, j’intervenais et cela aidait beaucoup le spectateur, notamment à dédramatiser la complexité de la pièce. La difficulté de compréhension n’était alors pas vécue comme une défaite, mais comme une normalité. Cléante pourrait jouer ce rôle, mais cela signifierait que je joue Cléante. Donc, je n’écrirai et ne dirai ni texte de début ni texte de fin. En revanche, nous avons reconsidéré la première scène pour la transformer et affirmer sa fonction d’exposition des règles du jeu de la pièce, à la manière d’un prologue. Et sa forme se fera sur le principe de l’acte IV de Lorenzaccio, c’est-à-dire dans un rapport d’extrême frontalité avec le public, où les choses sont dites platement et non plus de manière effrénée. Tartuffe c’est l’histoire d’Orgon. L’hypocrisie la plus profonde qui soit est celle que l’on a à l’égard de soi-même. C’est la manière dont l’homme ne réalise pas le projet de son adolescence, ou ce qu’il s’était promis de réaliser. On peut imaginer que la rencontre avec Tartuffe renvoie Orgon à ce projet de vie qu’il n’a pas tenu, une vocation perdue, parce qu’il s’est retrouvé père de famille avec un héritage à gérer. Et cette rencontre déclenche la crise.

Julian 
Pourquoi ce ‘y’ barré?

Gwénaël 
Je fais le choix entre Tartuffe l’hypocrite et l’histoire d’un homme traitre à lui-même.

Yvane
Et la fin?

Gwénaël 
Nous devons aller plus loin dans la confrontation physique, dans l’étreinte, entre Orgon et Tartuffe, car c’est à travers elle que devient visible le drame d’Orgon.


23 AVRIL

Yvane 
C’est sans doute la dernière réunion hebdomadaire consacrée à Tartuffe, puisque les répétitions de Bérénice ont commencé. Pour clore nos discussions à ce sujet, j’aurais aimé vous interroger sur les deux images qui apparaissent dans la mise en scène: le dessin de sexe de femme de Jean-Jacques Lequeu et la reproduction du Radeau de la Méduse.

Gwénaël 
Lequeu était, aux côtés de Ledoux et Boullée, architecte officiel du régime de Louis XVI. Sous le régime de la Terreur, qui interdit les représentations divines, ne pouvant plus exercer, il se consacre au dessin, dessin d’architecture mais également d’anatomie. Bien que celui-ci soit titré «Pensée lascive», il s’inscrit dans un corpus à vocation artistico-scientifique composé de dessins d’une grande précision, où l’on voit bizarrement apparaître aux côtés de sexes de femmes de tous les âges, des études de charpentes, de fontaines, de meubles, de singes... Ce dessin est aussi une façon d’être littéral sur ce qui plane en permanence dans la pièce, sans pour autant aller chercher une image pornographique violente sur internet.

Yvane
Qu’est-ce qui plane en permanence dans la pièce?

Gwénaël 
Une relation au sexe. Un père qui veut marier sa fille. Un dévot en prise avec le désir charnel. À la différence de la Naissance du monde de Courbet ou du Gaz d’éclairage de Duchamp, ce dessin de Lequeu n’a pas sa place dans l’histoire de l’art. Mais il renvoie à la question de la représentation de Dieu dans une dictature qui interdit les représentations divines. Quant au Radeau de la Méduse... Il fallait orienter le décor, accentuer un axe. Le Radeau de la Méduse est aussi une reproduction commune de la décoration d’un intérieur bourgeois.

Yvane
Le Radeau de la Méduse renvoie aussi au colonialisme, au cannibalisme, au fait divers. Est-ce aussi cela que vous convoquez à travers sa présence?

Gwénaël 
C’est le naufrage de la famille. L’image est reliée à la table qui fonde symboliquement la famille. Il se trouve que le Théâtre Permanent était aussi dans une passe difficile quand l’image a retenu mon attention... Il y a également un détail important dans le tableau, c’est que le bateau est à la dérive sur un banc de sable, où les hommes en fait ont pied. On peut ainsi le regarder comme une forme d’allégorie de la bêtise humaine: ils sont entassés sur ce radeau alors qu’ils ont pied... Il suffirait qu’Orgon arrête de s’aveugler pour que tout redevienne paisible. La solution est là, à portée de main. Nous ne sommes pas dans la tragédie, c’est-à-dire sous l’emprise de forces extérieures et supérieures.

Barbara
Dans certaines versions du tableau, il y a un papillon posé sur le mat. Or en mer, quand les insectes surgissent, c’est que la terre n’est pas loin. C’est un détail qui vient corroborer cette hypothèse de la solution à portée de main.

Gwénaël 
Nous aurions pu utiliser certaines scènes peintes par George Grosz. Dans l’un de ses tableaux, on voit un père chassant son fils avec la famille autour se demandant ce qui se passe. À se demander si Grosz n’a pas été inspiré par Molière. Mais la chose aurait été trop illustrative. Caravage aurait été trop dramaturgique.

Tanguy 
C’est la deuxième pièce du Théâtre Permanent où tu convoques des images fortes de l’histoire de la peinture..

Gwénaël 
La fonction du décor est de déplacer le lieu du théâtre dans lequel on se trouve. Le fait de mettre une image qui n’est pas nécessairement directement connectée à la pièce crée une profondeur, un ailleurs. Il est possible de se détacher de ce qui se joue devant nous, de basculer dans l’imaginaire. Ce qui n’est pas le cas du dessin de Lequeu, qui rempli davantage la fonction d’accessoire.

Yvane
Concernant Cléante, vous avez fait le choix de le sortir de l’ivresse et de l’espace scénique.

Julian 
Nous sommes revenus à cette idée première de point d’articulation entre la scène et la salle.

Grégoire 
Nous avons même contredit la permanence de sa présence. Il démissionne dans les gradins dès sa première réplique.

Julian 
Cléante s’extrait de la situation pour mieux l’exposer aux yeux du public.

Gwénaël 
Contrairement à ce que disait Jouvet, Cléante moralise. Il ne serait pas moralisateur, s’il était extérieur à l’histoire. Or il fait partie de la famille. Ce qui est intéressant avec le théâtre, ce ne sont pas les personnages en soi, mais observer comment les personnages se dessinent en fonction des autres. L’action de A sur B fait que B prend une forme singulière qui modifie celle de A. Et on en a une expérience au présent. Aborder les personnages en soi nous fait tomber dans une forme de psychologisation, de narration, supposant une origine, un en-deçà de la pièce. Faire de Cléante un ivrogne lui enlevait sa formalisation au sein même du texte qui se dit.

Grégoire
Cléante se distingue volontairement du reste de la famille. Quand on l’écoute, on comprend qu’il ne veut se conformer ni à leurs croyances ni à leurs comportements.

Isabelle Fabre 
C’est la voix de Molière.

Gwénaël 
On peut se demander si les rôles qu’il écrit ne sont pas spécifiquement écrits pour des acteurs en particulier. C’est-à-dire qu’il demande à tel acteur, doué d’un savoir-faire spécifique à un certain type de rôle, doué d’une forme de pratique artisanale, de jouer, pour pouvoir observer ce que sa propre écriture produit sur la tradition. De fait, le travail de mise en scène était moins nécessaire, même s’il avait probablement lieu.
Nous, nous sommes libérés de la tradition, et la mise en scène ne me revient pas dans sa totalité. La mise en scène n’est pas une forme que j’élabore en solo. Elle est une élaboration collective à partir de cette disparition de la tradition. C’est ainsi que je conçois le Théâtre Permanent. Il y a quatre colonnes fondamentales que sont Racine, Molière, Shakespeare et Sophocle, encadrés par un texte réputé impossible à mettre en scène, Lorenzaccio, et un texte inachevé, Woyzeck. Deux textes qui se répondent dans l’histoire, l’un écrit en réponse à l’autre... On encadre ainsi quatre colonnes fondamentales par des textes mythiques de l’histoire de l’écriture théâtrale. C’est la volonté de créer un fondement qui remplace ce dont nous nous sommes émancipés. Nous sommes désormais des hommes libres.