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Le texte qui suit est la transcription remaniée de l’entretien filmé entre Jérôme Bel et Christophe Wavelet à propos de la pièce intitulée Véronique Doisneau, réalisé pour le 8e chapitre du Catalogue raisonné 1994-2005 de Jérôme Bel. Véronique Doisneau a été créée à l’invitation du Ballet de l’Opéra de Paris en 2004 et interprétée par la danseuse éponyme.

Jérôme Bel

Christophe Wavelet, pour Nom donné par l’auteur et pour Jérôme Bel, c’est toi qui m’interrogeais. Pour Véronique Doisneau, j’ai décidé d’inverser le processus, de faire le contre-champ. C’est donc moi qui vais t’interroger sur cette pièce, Véronique Doisneau, que tu as vue pour la première fois à l’Opéra de Paris en septembre 2004, puis, un an après, en septembre 2005. J’aimerais que tu me décrives l’expérience que tu as faite du spectacle.

Christophe Wavelet 

Il y a trois ans, je me rends en effet à l’Opéra de Paris. Comme tous les spectateurs qui s’y massent ce soir-là, j’arrive d’abord en vue de cette vénérable institution qu’abrite un bâtiment au fronton duquel on peut lire cette inscription: Académie royale de musique et de danse. Ce titre, qu’elle conserve depuis sa création, participe en toutes lettres de son prestige: garantie historique supposée valoir pour un passé illustre. C’est cela aussi que l’on vient célébrer en un tel lieu. Curieusement, le bâtiment lui-même date pourtant non pas du Grand Siècle mais du Second Empire, époque qui vit une classe sociale supplanter celle qui l’avait précédée et qui, pour asseoir sa légitimité, décida de se donner les signes de l’ancienne monarchie – ce système auquel il lui fallut pourtant renoncer pour s’affirmer comme telle et assurer son hégémonie sociale.
Le seuil franchi, monumentalité et somptuosité réclament mon attention. Esthétique triomphale, démultiplication de vastes espaces entrelacés, accumulation de marbres travaillés et de fers savamment forgés, de stucs innombrables, de caryatides massives inspirées de quelle antiquité, de bustes d’hommes célèbres et autres lustres somptueux. Ayant gravi les degrés du monumental escalier, divers ouvreurs en costume du soir noir et blanc m’accueillent pour m’orienter parmi ces ors et cette pourpre qui, dans la salle, célèbrent eux aussi la pompe à laquelle je m’apprête à prendre part. Prêtant attention à la composition du public, je remarque alors pêle-mêle des dames qu’accompagnent leurs époux, de jeunes ballerines dûment escortées de leurs mères que leurs chignons signalent, divers groupes massés de touristes, japonais ou autres, des comités d’entreprises... Dans sa composante sociologique, mais plus encore dans sa manière de se présenter, il se distingue nettement de celui des théâtres parisiens fréquentés par les amateurs de création chorégraphique, du Théâtre de la Ville au Théâtre de la Bastille ou à la salle des spectacles du Centre Pompidou. Levant les yeux vers le trompe-l’oeil de rideau pourpre, je déchiffre alors au fronton cette autre inscription: «Anno 1669». Soit l’année de fondation de ladite Académie royale de musique et de danse. L’écart entre ce symbole historique et la réalité matérielle du bâtiment dans lequel je me trouve ce soir de l’an 2004 m’apparaît alors pour ce qu’il est: élément constitutif de la fiction historique qui caractérise ce dispositif institutionnel. Puis l’intensité lumineuse de l’immense lustre qui tombe à l’aplomb d’un plafond figurant un ciel peuplé d’anges peints par Chagall se réduit progressivement, jusqu’à la pénombre qu’ourlent les panneaux lumineux des sorties de secours.
Le rideau de velours s’ouvre alors sur cette soirée dite «de gala», avec le défilé du Corps de ballet, structure spectaculaire particulièrement significative. J’insiste ici sur le mot, tant ce caractère spectaculaire frappe d’emblée tous ceux qui y assistent, comme en témoignent les murmures admiratifs dans la salle. Visant à susciter un impact immédiat sur le public, ce dispositif prolonge à sa manière l’emphase remarquée dès les abords de ce bâtiment. C’est d’abord l’immensité de la scène qui saisit, grâce à son jeu de perspectives dégageant jusqu’aux ors du «foyer» peint jadis par Degas, ce lieu où les «protecteurs» retrouvaient leurs «protégées». Entrent alors tour à tour, depuis les plus jeunes élèves de l’école de danse de l’Opéra de Paris jusqu’aux danseurs et danseuses «étoiles», l’ensemble des fonctions qui composent la hiérarchie qui caractérise ce corps constitué, idéalement unifié, à la fois représentation et emblème d’un certain idéal d’organisation sociale.
C’est en effet le partage régnant et le caractère extrêmement hiérarchisé des rapports entre les corps (réels) de ce Corps (idéal) qui constitue la composante la plus immédiatement frappante d’un tel dispositif. M’interrogeant sur l’époque à laquelle ce défilé a été conçu et réalisé, je jette un coup d’œil furtif au programme qui m’a été remis pour y découvrir qu’il s’agit d’un rite tardif, chorégraphié par le danseur Serge Lifar à l’époque où il dirigeait le Ballet national de l’Opéra de Paris dans les années 1950. Moment où un certain type de représentation de la société à elle-même prévaut encore, avant que les mouvements estudiantins de Mai 68 ne viennent en bouleverser le programme.
Un autre aspect s’impose ensuite à moi: ce spectacle représente une société, il en constitue l’image en réduction. Pourtant, celle-ci ne comporte que des individus dont l’âge se situe, à vue de nez, entre six et quarante ans, et il ne semble pas plus concevable que convenable d’y faire droit à des corps affectés par le moindre vieillissement. Cela m’étonne, comme m’étonne la manière dont une certaine représentation des partages du masculin et du féminin est donnée à voir, grâce aux modalités performatives assumées: postures des corps, costumes, mais également stricte séparation, ligne de coupure, entre ces hommes et ces femmes qui défilent séparément.

JB
C’est d’abord toutes les femmes, de six à quarante ans. Et c’est ensuite la même chose avec les garçons, puis les hommes.

CW

Oui, et le spectateur de 2004 que je suis ne peux pas ne pas s’interroger sur l’incidence que ce type de représentation peut avoir sur un public tel que celui réuni dans cette salle ce soir-là. Je n’y insiste pas: les lecteurs en déduiront d’eux-mêmes les conséquences. Reste que ce spectacle nous est donné dans une grande institution nationale, soit en tant qu’expression d’une volonté publique. Je m’interroge ainsi sur la politique qui est à l’œuvre dans ce dispositif de représentation. De la même manière, constatant la réaction du public, je comprends l’efficacité qui lui est propre, sa capacité à susciter l’adhésion. Mais qu’en est-il des conséquences qu’entraîne un tel régime de représentation?
Laissant en suspens la question, je remarque alors que deux autres paramètres contribuent à l’impact de ce spectacle en grande pompe: d’une part, la musique de Berlioz, particulièrement grandiose elle aussi, avec son orchestre pleinement déployé; d’autre part un certain usage de la lumière. Au moment où les solistes, ainsi que les danseurs et danseuses «étoiles» se présentent tour à tour, un faisceau de lumière d’une grande puissance, très circonscrit (ce qu’au théâtre on nomme une «poursuite de music-hall»), vient les découper de l’ensemble, les isoler de ces autres corps massés autour d’eux sur la scène, leur assurant en retour un prestige auratique qui, physiquement, les distingue de l’ordinaire formé par le Corps de ballet.
Enfin, ce spectacle touche à son terme. Un entracte s’ensuit, au terme duquel je suis de nouveau assis à la place qui m’a été attribuée – l’organisation de ce théâtre supposant une telle attribution numérotée, relative à la somme acquittée par chaque spectateur, à la différence de la plupart des théâtres que je fréquente habituellement dans cette ville. Depuis cette place, j’observe la seconde pièce de la soirée, celle pour laquelle je suis venu, Véronique Doisneau, du nom de cette femme qui l’interprète sous mes yeux au moment où elle entre sur scène. Juste avant cela, le rideau s’est levé, découvrant un espace scénique qui m’apparaît soudain sous un autre jour. Un éclairage dit de «plein feu» l’illumine en effet, distribuant une lumière égale sur l’ensemble de l’aire scénique, là où la dramaturgie lumineuse du défilé du Corps de ballet visait comme on l’a vu à exalter le caractère grandiose inhérent à ce dispositif. Ce premier contraste lié à un choix dramaturgique d’éclairage ne m’échappe sans doute pas plus qu’il n’échappe à tous ceux qui sont autour de moi. En tout cas je le constate, je l’enregistre et un temps s’écoule au cours duquel rien d’autre n’a lieu que la présentation, la mise en lumière de cet espace scénique. Entre ensuite une silhouette qui s’y découpe. Venue des coulisses, elle s’avance jusqu’à nous. Son visage et son corps nous sont présentés dans cette lumière étale. Puis elle s’adresse à nous, nous salue d’abord, avant de nous dire qu’elle s’appelle Véronique Doisneau. Or Véronique Doisneau est également le titre de la pièce à laquelle nous assistons. Dès cette première assertion, depuis la place de spectateur qu’avec d’autres j’occupe ce soir-là, je comprends qu’il va me falloir interpréter à mes propres risques la nature du contrat que cette pièce nous propose: que suppose et qu’implique l’écart, réel et symbolique, entre ce nom propre et ce titre d’œuvre? À quoi ce jeu va-t-il ici donner lieu? Autrement dit: au nom de quoi un écart est-il ici ménagé entre un nom propre qui semble être celui de la personne qui vient s’exprimer devant nous, et le titre de cette pièce?
Tandis que je m’interroge, cette même jeune femme continue de s’adresser à nous. Elle le fait sur un mode qui ne procède d’aucun naturalisme. Sa vitesse d’élocution, d’abord, ne correspond nullement à celle qui caractérise la vie quotidienne. Calme, elle prend en effet le soin de s’adresser à nous de manière distincte et ce qu’elle profère est l’objet d’une durée dont je comprends qu’elle est délibérée. Elle nous dit qu’elle est mariée, mère de deux enfants dont elle indique les âges, cinq et onze ans. Elle nous dit elle-même son âge, quarante et un ans, et ajoute que dans un an elle partira à la retraite. Quoi, quarante et un ans, et dans un an elle partira à la retraite? Pour l’écrasante majorité de ceux qui, comme moi, sont réunis dans ce théâtre, une telle déclaration, sauf à ce que l’on soit familier de ce monde du ballet et de ses usages, est pour le moins surprenante. Elle contraste en tout cas singulièrement avec le statut et les conditions de travail que partagent tous ceux qui, comme moi, forment le public de cette soirée. Hormis les sportifs de haut niveau, fort rares sont en effet les métiers où la retraite s’envisage à un si jeune âge.
L’impact immédiatement suscité par cet énoncé tient aussi à ce qu’il nous conduit à envisager: dans un an, cette femme ne sera plus là, morte à cette réalité que nous partageons avec elle en cet instant précis. L’horizon de la disparition s’étant ainsi inscrit, il informe dès lors ce spectacle auquel nous assistons, quoique sur un mode dénué d’emphase qui ne tente pas de nous extorquer quelque assentiment que ce soit. Proche du mode de profération adopté par Robert Bresson dans ses films, c’est de manière factuelle, dépsychologisée que ce propos nous est en effet tenu. Rien ici d’effusif, de sentimental ou de larmoyant. Rien non plus de lyrique. C’est d’une voix calme, tendant vers le neutre que Véronique Doisneau s’adresse à nous, avant d’ajouter que pour tous ceux qui sont placés loin – et à ce moment précis elle lève le visage et les yeux – l’on dit qu’elle ressemble à Isabelle Huppert. Mais ce geste est aussi porteur d’une seconde fonction, puisqu’il souligne le partage de l’espace dans lequel nous, spectateurs, nous trouvons, partage que j’ai eu tout loisir d’observer au moment où, avant que quelque événement scénique ne se produise, j’étais assis dans mon fauteuil et que je considérais la composition du public ainsi que la conception architecturale de la salle. Car le public au milieu duquel je me trouve, selon la place qu’il occupe dans ce dispositif architectural, n’est pas dans une situation égale aux autres. Ce type de théâtre «à l’italienne» procède au contraire d’un certain idéal de hiérarchisation sociale, lequel est rejoué sur scène avec le défilé du Corps de ballet selon un ordre capable de redoubler celui dont procède le partage dans la salle. Comme en témoigne cet effort postural, cette femme s’adresse ici explicitement à ceux auxquels, d’ordinaire et dans un tel lieu, ceux qui habitent sur scène ne sont pas supposés s’adresser. Au cours du défilé du Corps de ballet de l’Opéra, aucun regard ne s’élevait ainsi vers le «Paradis», cet espace où les fauteuils sont les moins chers car n’offrant qu’une visibilité restreinte. Ce que ce simple geste d’élévation du visage et du regard fait soudain exister physiquement, c’est cette frontière inhérente au dispositif architectural dans lequel nous nous trouvons.
Évoquant sa ressemblance supposée avec la célèbre actrice Isabelle Huppert, Véronique Doisneau déclenche ensuite des rires de sympathie. Puis elle nous dit qu’elle a été opérée d’une hernie discale à l’âge de vingt ans, qu’il a fallu lui ôter tout le disque malade et que cette intervention a fait peser un grave péril sur sa carrière de danseuse. Je remarque à ce propos qu’elle ne dit pas «je devais arrêter de danser», mais «je devais arrêter la danse». Ce que j’enregistre, c’est surtout qu’une atteinte a eu lieu très tôt dans sa vie professionnelle qui a failli la priver brutalement de cette carrière à laquelle elle se destinait. Et au moment où se déclare ce coup d’arrêt, je constate en moi un mouvement d’empathie, irrépressible, qui pourtant ne repose pas lui non plus sur un effet expressif qui chercherait à se gagner ma sympathie, mais sur le simple contenu de cette brève série d’énoncés.
Véronique Doisneau nous apprend ensuite que dans la hiérarchie de l’Opéra de Paris elle est «sujet», avant d’expliciter ce en quoi consiste la fonction assignée à ce titre dans le contexte ou elle opère: «c’est-à-dire que je danse aussi bien le Corps de ballet que les rôles de solistes». Mais ce que je comprends aussi, c’est que l’œuvre que cette femme interprète ne s’adresse pas simplement à des connaisseurs, à des afficionados, à tous ceux qui sont déjà familiers de la structure où s’inscrit la pièce à laquelle j’assiste. Elle s’adresse à tous. Ou plutôt: à n’importe qui. Ce faisant, Véronique Doisneau fait exister, par sa parole, la hiérarchie qui vient de nous être présentée lors du défilé du Corps de ballet. Elle nous permet de comprendre ou de vérifier qu’à l’instar de toute hiérarchie, celle-ci aussi suppose des noms se rapportant à des attributs, des noms capables d’opérer un certain découpage, un certain partage. Ce qui est en train de se jouer devant moi depuis le début de cette soirée suppose donc un certain ordre, lui-même articulé à un certain idéal de répartition des places que chacun est supposé occuper. Or le défilé vient de m’en fournir une illustration: d’une part une masse qui fait corps – je comprends maintenant ce nom de «corps de ballet» –, de l’autre ceux (solistes, danseurs «étoiles») qui se distinguent de cette masse selon un principe de hiérarchisation opéré selon certaines règles de représentation. Mais alors, qu’entend-elle exactement par «sujet»? Qu’implique ce nom dans l’ordre d’un tel code esthétique? C’est ce qu’est en train de m’apprendre ce spectacle: identiquement à la représentation du masculin et du féminin que formalisait ce défilé du Corps de ballet, j’apprends que ces noms eux-mêmes distinguent des places, des rangs, des positions occu- pés par ces individus qui jouent là, devant moi. Et que «sujet» est celui qui prévaut au sein d’un tel ordre pour désigner ceux que l’on situe à la charnière entre le «corps de ballet» et 
les «solistes», entre le commun et l’exception.
Véronique Doisneau nous dit ensuite qu’elle «gagne 3500 euros net par mois, soit environ 23000 francs». Cette information nous fournit à tous une échelle de comparaison. Mais elle met aussi l’accent sur deux autres aspects habituellement tenus hors scène: le jeu auquel cette femme se livre devant nous est aussi un travail et, pour ce travail, elle est dûment salariée.
Elle ajoute ensuite qu’elle n’est pas devenue «danseuse étoile», précisant même que «la question ne s’est pas posée» avant d’ajouter: «je crois que je n’étais pas assez douée, pas assez sûre de moi et trop fragile physiquement». Puis elle marque un temps. Cette pause est importante. Les propos que j’ai rapportés jusqu’ici étaient énon- cés de manière cursive, tandis qu’à présent, un temps est marqué, qui laisse résonner ce dernier énoncé: «je ne suis pas devenue danseuse étoile; la question ne s’est pas posée», dit-elle. Or j’ai beaucoup de peine à croire que la question ne se soit pas posée puisque, précisément, l’ordre social, le code esthétique qui me sont présentés présupposent au contraire que la question a dû se poser, constamment, pendant de longues années, et que c’est sur un mode rétrospectif que cette femme feint qu’il n’en a rien été. Cette assertion a sur moi pour effet de renforcer le mouvement d’empathie que j’éprouvais. Touché par cette marque commune de fragilité qui consiste à s’arranger avec sa propre histoire après qu’il a fallu renoncer à certains idéaux dont nous avons pu être porteurs que la réalité n’a pas permis de réaliser.
«Je crois que je n’étais pas assez douée». Cette autre affirmation mérite, elle aussi, attention. Cette société, ce monde auquel appartient cette danseuse suppose de faire droit à cette catégorie du «don», et le principe d’élection qui le sous-tend: certains sont élus, d’autres non, et ceci au nom d’un «don». Une puissance quasiment magique, qui ne serait pas le fruit d’un travail ou d’une forme de rationalité, mais qui vous serait octroyé comme une grâce, par miracle en quelque sorte. Elle pose ensuite au sol les effets qu’elle avait jusqu’ici portés dans ses bras, avant de s’adresser de nouveau à nous. «La rencontre avec Rudolf Noureev a été fondamentale». Rudolf Noureev. Que je sois ou non amateur d’art chorégraphique, ce nom m’est connu, qui compte au nombre très restreint des danseurs dont la notoriété passe largement les frontières de ce monde du ballet. De même que Nijinski, Noureev fait partie des personnalités dont les noms sont identifiés sinon par le plus grand nombre aujourd’hui, en tout cas par tous ceux qui sont réunis dans cette salle. Aucun doute à ce propos: que l’on mette les pieds pour la toute première fois dans cette salle ou non, chacun ici est familier de ce nom, Rudolf Noureev. «La rencontre avec Rudolf Noureev a été fondamentale». Fondamentale. Soit, mais de quelle sorte de fondement, au juste? Cela ne nous sera pas dit. Mais de «fondement» il aura bien été question. Puis elle ajoute: «Il avait tout compris». Je suis évidemment très admiratif, même si j’aimerais apprendre ce dont il s’agit. Hélas, là aussi je resterai sur ma faim...
«Il nous a donné cette idée que c’est par la maîtrise du langage de la danse que l’on arrive à l’émotion». Beaucoup de choses sont dites dans cette simple phrase. Car même pour ceux qui ignorent tout des pré-requis caractéristiques de cette esthétique du ballet, un grand nombre d’informations simples sont livrées ici. D’une part il s’agit de prétendre à une maîtrise. La maîtrise de quoi? D’un langage. Le langage de «la danse» peut-on logiquement déduire de ce qui nous a été dit plus tôt. Maîtrise en vue de quoi? De l’émotion qu’il s’agit de susciter. L’émotion comme fin de cette esthétique. Depuis la place qui est la mienne, je m’interroge, ainsi que m’y invite ce dispositif, et je constate que cet idéal est un idéal fondamentalement pré-moderne. Elle poursuit: «Il nous demandait avant tout de respecter le sens du geste, et non pas de l’interpréter». Caractère très énigmatique à mes yeux de ce nouvel énoncé. Il y aurait donc un sens du geste. Et il s’agirait de le respecter. Mais qui prescrit ce sens, quelle autorité ou quelle loi invisible et inconnue du commun des mortels auquel j’appartiens? À cette question, nulle réponse ne me sera non plus apportée. Pourtant, le seul fait qu’elle se pose à moi est lié à l’information qui vient de m’être communiquée. Il se trouverait donc quelque part une instance – auteur, autorité, code ou loi, qu’ici le nom de Rudolf Noureev symbolise – et cette instance aurait le pouvoir de décréter, de prescrire le sens du geste du danseur ou de la danseuse. La question de l’interprétation n’ayant, à l’évidence, pas droit de cité: «Il nous demandait de... et non pas de l’interpréter». Il existerait donc une espèce de code naturel, immuable, imprescriptible ou transcendant, qui exempterait magiquement de tout travail d’interprétation?
«D’ailleurs j’adore danser la deuxième variation du Pas de trois des ombres dans le troisième acte de La Bayadère». Pour peu que je ne sois en rien familier de cette esthétique du ballet, je comprends simplement qu’il va être question d’une situation, suffisamment familière à cette femme comme à certains de ceux qui forment cette assistance puisqu’elle ne juge pas utile de préciser ce qu’elle évoque. Soit un référent qui ne sera pas partageable par tous. En d’autres termes: une culture spécifique. Devant moi, cette femme exerce un métier qui procède d’une culture. Il n’est donc pas tombé du ciel, ni ne se trouve là de tout temps. Nul ordre naturel.
Quittant l’espace qu’elle avait occupé jusqu’alors, Véronique Doisneau se met à danser cette œuvre dont elle nous a dit le titre il y a environ une minute. Pour la première fois, je vois cette femme faire ce pour quoi on la paie habituellement. Car ce qu’elle avait fait jusqu’à présent c’était tout autre chose: elle parlait. Au nom de quoi prenait-elle la parole? Au nom de l’activité qui est la sienne et du contexte dans lequel cette activité s’inscrit. À présent, je la regarde danser et le regard que je porte sur sa danse est distinct de celui que je portais sur celle des danseurs qui peuplaient le défilé du Corps de ballet. Par sa parole, cette femme se met à exister devant moi autrement.
Elle marque un silence puis reprend cette danse, en oblique sur la scène. Fin de cette danse. Elle s’interrompt. Revient vers nous. Reprend la parole. Elle dit que les ballets qu’elle a préférés danser sont ceux des chorégraphes Petipa, Balanchine, Noureev, Robbins. Et que ceux qu’elle a le moins aimé interpréter sont ceux de Petit et Béjart. Elle nous parle de ce qu’elle-même a éprouvé au cours de sa carrière. Une carrière d’une vingtaine d’années, c’est ce que j’en ai déduit du propos qu’elle nous avait tenu, entre cet accident à l’âge de vingt ans qui a failli lui coûter cette carrière et ce jour où je la regarde vingt et un ans plus tard. Et je me dis que les occasions n’ont pas du être si courantes pour elle de s’exprimer publiquement au sujet de ses préférences, de ce qui lui a été une source de plaisir ou au contraire de déplaisir tout au long des vingt et une années au cours desquelles elle a dansé sur cette scène. Cette même scène.
Elle précise qu’elle a aussi beaucoup appris de Merce Cunningham, chorégraphe américain, le seul dont elle prononce le prénom. Elle ajoute que c’était le fait de danser en silence, d’écouter le rythme des autres danseurs qui constitue pour elle le plaisir d’une telle expérience. Et elle nous annonce qu’elle va «faire» – ce sont ses termes – un extrait de la pièce intitulée Points in Space. À ce moment-là, elle s’assied sur la scène et ôte les chaussons, ces «pointes» qu’elle avait dû porter pour danser l’extrait de la chorégraphie de Noureev, abordant à présent un autre registre de corps, une autres esthétique, où ces mêmes outils ne lui sont plus d’aucune utilité.
Lors de l’extrait précédent, Véronique Doisneau avait vocalisé la partition musicale, chantant cette musique en lieu et place de l’or- chestre ou de l’enregistrement dont on use habituellement. Le contraste avec les moyens scénographiques déployés lors du défilé du Corps de ballet avait été saisissant. D’une part un orchestre jouant à pleine puissance et des myriades de corps en mouvement peuplant l’espace de leurs lignes strictes, à la manière d’un cortège militaire. De l’autre une voix humaine dont l’émission solitaire accentue devant nous le caractère de fragilité, dans cet espace immense. Quelques minutes plus tard, pieds nus et en silence pour les Points in Space de Merce Cunningham. Soit trois régimes distincts de rapports entre gestes, trajets, espace et temps – ces quatre paramètres constitutifs d’une opération chorégraphique.
À la fin de cet extrait, poursuivant son récit: «J’aurais bien aimé danser des rôles d’homme», dit-elle. «Par exemple, Abderahman dans Raymonda ou le rôle du Mélancolique dans Les Quatre tempéraments de Balanchine. Mais mon rêve aurait été de danser Giselle». Ce qu’elle nous dit ainsi c’est qu’il existe des «rôles d’hommes» et des «rôles de femmes», assertion que le défilé du Corps de ballet nous avait en effet permis de constater. Que Véronique Doisneau nous dise qu’elle aurait aimé danser ces rôles d’hommes a quelque chose de sympathique. Nous sommes en 2004, et cela ne me paraît pas illégitime de se refuser à épouser complètement les attributions ou les prescriptions qui prévalent en tant que normes de société. Elle dit le nom du rôle qu’elle aurait aimé danser, ou plutôt des deux rôles qu’elle aurait aimé danser. Mais ensuite elle parle de son rêve, qui aurait été de danser Giselle, l’un des grands ballets dits «romantiques» de la tradition du ballet. Elle chemine alors pour se placer ailleurs sur scène, puis se met à danser, accompagnée seulement là encore de sa voix en guise d’orchestre. Pour la première fois depuis vingt et un ans qu’elle s’y produit, elle peut donc, sinon réaliser tout à fait ce rêve, en tout cas le réaliser partiellement, à travers ce nouvel extrait qu’elle interprète pour nous.
Cette œuvre à laquelle je suis en train d’assister, cette œuvre qui porte le nom de celle qui l’interprète, procède donc pour le moment à deux types d’opérations.
D’une part, il s’agit de donner une voix à ce corps – ce corps auquel l’on demande habituellement de s’en tenir au mutisme, ou de ne pas user d’un autre langage que celui des gestes prescrits par la tradition du ballet. Il s’agit ici de lui donner la parole, là où cette tradition ne l’y autorise pas. Pour la première fois, cette femme prend la parole publiquement afin d’évoquer certaines caractéristiques relatives à l’activité pour laquelle le public qui occupe ces mêmes fauteuils, dans cette même salle, se contente habituellement de la regarder.
D’autre part, le «chorégraphe» Jérôme Bel a eu recours à des extraits d’œuvres toutes antérieures à celle qui nous est ici présentée, aucune n’étant signée de lui. En quoi consiste alors son intervention? Comme tout chorégraphe, il agence des gestes et des postures dans l’espace et dans le temps. Mais c’est selon une procédure de montage qu’il procède, et en s’autorisant d’un certain travail de la citation. Rêvant à tout cela, je continue de regarder Véronique Doisneau qui a maintenant rechaussé ses outils de travail, ses «pointes». Les hésitations que je peux lire à même ses gestes, ces équilibres incertains, l’implication que pourtant ils supposent, le travail qui les sous-tend, les difficultés qui surgissent au fil du mouvement: trois minutes durant, l’expérience qu’elle nous offre entre à présent en résonance avec ce qu’elle nous a dit de l’activité qui est la sienne depuis qu’elle a paru sur scène. Fin de la séquence.
«Une des plus belles choses du ballet classique, poursuit-elle après s’être interrompue, c’est le passage dans Le Lac des cygnes où les trente-deux danseuses du Corps de ballet dansent ensemble. Mais dans cette partie il y a de longs moments immobiles, les poses, où nous devenons un décor humain afin de mettre en valeur les «étoiles». Et pour nous, c’est la chose la plus horrible à faire. Moi, par exemple, j’ai envie de hurler, de quitter la scène. Je vais vous faire un extrait du deuxième acte, mais j’ai besoin de la bande-son du spectacle». Levant les yeux, elle s’adresse alors à quelqu’un qui nous est invisible: «Jean-Philippe, tu peux m’envoyer la musique?». Beaucoup de choses nous sont dites ici, suffisamment explicites pour qu’il ne soit pas nécessaire de les détailler beaucoup. Il suffit d’avoir prêté attentivement l’oreille. Au moment où nous assistons à ce spectacle, l’impact de ces paroles continue toutefois de raisonner en nous. Nouvel extrait de ce second ballet dit «romantique»: après Giselle, Le Lac des cygnes.
«Décor humain»: l’expression est aussi concise que terrible, dans sa capacité à faire image pour tous. «Mettre en valeur les étoiles». Même chose. Si Véronique Doisneau est bien ce sujet inscrit dans la hiérarchie du Ballet de l’Opéra de Paris, elle est aussi ce sujet historique, ce sujet social qui partage avec nous suffisamment de caractéristiques pour qu’un mouvement d’empathie, de transfert s’opère de nous à elle. À rebours de l’idéal éthéré et inaccessible des personnages constitutifs de la tradition du ballet (Giselle dans la chorégraphie éponyme, Odette/Odile dans Le Lac des cygnes, etc.), Véronique Doisneau n’est pas mise en scène ici de telle sorte qu’elle suscite la fascination. Femme qui s’exprime devant nous au présent et en tenue de travail, elle nous est présentée par les caractéristiques qui, dans son activité professionnelle, articulent le commun au singulier, le «je» au «nous». L’entendant évoquer l’espèce de supplice auquel elle a accepté de se soumettre rituellement, de son plein gré, chaque fois que Le Lac des cygnes aura été donné dans ce théâtre depuis qu’elle y a commencé sa carrière il y a vingt et un an, je ne puis manquer de m’interroger: au nom de quoi a-t-elle consenti à se livrer à «la chose la plus horrible à faire» comme elle le dit elle-même?
«... j’ai besoin de la bande-son du spectacle». Un technicien se tient là, quelque part dans la salle, soustrait aux regards du public par une cabine ad hoc. Pas d’orchestre live. «Tu peux monter un peu le son, s’il te plaît?» La familiarité de l’adresse – «Véronique», «Jean-Philippe» – signale que c’est à une situation de travail que nous assistons. L’état de corps de la ballerine le confirme d’ailleurs: quotidien, ordinaire. Contraste entre le caractère plus cérémonieux des moments d’interprétation d’extraits chorégraphi- ques qui souligne l’une des conditions sans les- quelles ces danses, quelque différentes qu’elles puissent être, ne pourraient exister: un registre corporel est requis pour les interpréter, en exception sur ceux dont nous usons tous au quotidien. C’est un corps spécialisé qui est requis par la chorégraphie de Noureev, celle de Giselle et du Lac des cygnes ou celle de Merce Cunningham. Distinctes, ces danses ont ceci de commun qu’elles supposent en effet un retrait des conditions ordinaires d’existence d’un corps. Véronique Doisneau souligne et accentue ce contraste, le dramatise, grâce aux passages d’un registre à un autre: d’un moment de travail à un moment de danse.
«Tu peux monter un peu le son s’il te plaît?» Le volume sonore augmenté, Véronique Doisneau interprète à présent la chorégraphie du Corps de ballet qui, dans Le Lac des cygnes, accompagne le «pas de deux» de «l’acte blanc». Elle prend une pose. Rien n’a lieu que cette pose, accompagnée d’une musique au lyrique marqué: celle du solo de violon avec orchestre dans la partition de Tchaïkovski. Un tel lyrisme, par contraste avec l’immobilité de ce corps, a quelque chose de saisissant. Ce d’autant que je compte au nombre de ceux, assemblés dans ce théâtre, qui réalisent mentalement cette opération consistant à «voir» ce dont cette même musique s’accompagne habituellement dans ce contexte: le célèbre «pas de deux» qu’interprète le couple de «danseurs étoiles», éclairés par ces «poursuites de music-hall» décrites pour rendre compte du défilé du Corps de ballet par lequel s’ouvrait cette soirée, cette lumière qui à la fois distingue et exhausse. Je réalise soudain que cette séquence-là du Le Lac des cygnes, évidemment, je ne l’ai jamais regardée telle qu’elle s’offre à moi à présent. Oui, c’est bien un «décor humain» qui environne le couple de solistes habituellement. Je comprends à présent le caractère de vérité cruelle de l’énoncé de Véronique Doisneau. Je comprends que ce Corps de ballet, je ne l’ai jamais regardé au cours de cet épisode. Je l’ai, tout au plus, vu. Tout contribuait à m’en distraire, au profit des deux solistes.
Réalité corporelle de ce décor humain: contrainte à une immobilité pénible, Véronique Doisneau s’interrompt pour se défaire d’une crampe, reprenant ensuite la même pose tandis que la musique se poursuit. Interminablement. Quoique cette scène pénible s’interrompe avant la fin de la musique, le temps d’expérience qui vient de m’être donné par la dramaturgie du spectacle a été suffisant pour que j’envisage le caractère terriblement pénible de la situation qui vient de nous être restituée. Cette situation qu’endurent toutes celles qui, comme Véronique Doisneau, font masse au moment où nous n’avons d’yeux que pour les «étoiles», isolées de ce «décor humain» par une poursuite de music-hall.
Consentement – d’autres diraient «servitude volontaire» – de cette femme, Véronique Doisneau. Depuis vingt et un ans et jusqu’à la fin de sa carrière. Cet aspect soulève des questions étroitement relatives à notre place de sujet, justement: à quel régime consentons-nous ou non à nous soumettre? À l’inverse: à quels modes d’affranchissement, d’émancipation prétendons-nous, et au prix de quel travail d’écart par rapport aux prescriptions normatives à l’intérieur desquelles nous nous mouvons dans la société?
«Merci Jean-Philippe». Sensation d’une durée interminable. Cet extrait est sans doute le plus long de tous ceux auxquels nous venons d’assister.

JB
Dix minutes.

CW
Pendant ces dix minutes, j’ai levé les yeux sur une réalité dont il s’agirait de déplier toutes les implications, tous les attendus. Deux types de spectateurs composent le public dont je fais partie ce soir-là. Certains sont familiers de cette esthétique, d’autres ne le sont pas. Je fais partie des premiers, mais ce n’est à l’évidence pas le cas de certains de mes voisins. Or cette opération à laquelle nous venons d’assister, cet extrait du Lac des cygnes, convoque pour les premiers des fantômes: ceux des deux danseurs «étoiles» absents. Moment, entre autres, d’apogée des partages du masculin et du féminin inhérents à cette esthétique du ballet. Mais pour les seconds, ceux des spectateurs qui ne sont pas familiers de ces référents, rien d’autre n’a lieu que l’enregistrement diffusé de cette musique lyrique, en très net contraste avec l’immobilité de cette danseuse, Véronique Doisneau.
Pourtant, nous voyons une ballerine, inscrite dans le contexte qui est le sien. Son activité professionnelle diffère certes de celle de la plupart des spectateurs réunis dans ce théâtre, mais soudain, quelque chose entre directement en résonance avec notre expérience à tous: effectivement, nous nous mouvons au milieu d’une société, laquelle suppose par définition certaines prescriptions, certaines normes. Et devant le spectacle qui nous est présenté, ce sont également des normes, des prescriptions qui nous sont présentées, dans la relation qu’un sujet engage vis-à-vis d’elles. Soumission ou émancipation? Tension entre ces deux pôles. Au passage, je constate que je suis reconnaissant à cette œuvre de nous donner à penser cela.
«J’ai été très inspirée par de grandes ballerines, comme mesdemoiselles Chauviré, Makarova, ou Khalfouni. Aujourd’hui j’adore voir danser Céline Talon et, pour moi, c’est une «étoile», je la trouve sublime dans la Giselle de Mats Ek». Figures d’identification qu’un sujet se donne. Puis quelqu’un dont on comprend, implicitement, qu’elle est une de ses collègues : Céline Talon. Pas une «étoile». En tout cas pas «en titre». Mais subjectivement vécue comme leur égale dans ce rôle. Tandis que la musique commence, c’est donc à une seconde version chorégraphique de ce ballet, Giselle, que nous nous apprêtons à assister. Céline Talon entre sur scène et en interprète un extrait. Puis sort de scène. Véronique Doisneau l’applaudit et la suit. Revenue vers nous: «À la fin du spectacle j’aime entendre les réactions du public et saluer. Suivent trois saluts distincts. «Comme ceci», dit-elle en effectuant... Je ne me souvient plus très bien de l’ordre, ce doit être d’abord un salut de ballerine.

JB
Oui, classique, presque à genoux.

CW
Puis un second salut. Je me souviens du salut à la manière de Cunningham, jambes et pieds parallèles...

JB
Ça c’est le dernier.

CW
Et le second?

JB
Il y a deux manières de saluer. Une manière classique comme ça, et ensuite une autre de l’autre côté avec un bras différent. Et ensuite, elle salue d’une manière moderne.

CW
Moderne. Effectivement, on a eu deux saluts de ballerines. On le voit tout de suite. C’est cohérent avec toute l’esthétique et toute l’organisation kinesthésique et posturale du ballet. Et puis ensuite on voit un salut qui est beaucoup plus proche du régime postural qui est celui qu’on avait pu remarquer dans l’extrait des Points in Space de Cunningham. Puis elle ramasse ses affaires et sort par la coulisse d’où elle était entrée. Le noir se fait. C’est la fin de cette pièce.
Il me semble qu’à partir de là, on peut tirer un certain nombre de conséquences. Je vais simplement en esquisser ici quelques-unes. Cette pièce nous permet de faire une expérience, au plein sens du terme. Elle interroge et nous donne à penser, comme toute œuvre digne de ce nom. Elle le fait au moyen d’un certain nombre d’opérations dont j’ai décrit très partiellement certains aspects. Ce qu’en retour elle exige de moi, spectateur, c’est un travail. Un travail qui ne s’interrompt pas au moment où, ayant applaudi, m’étant levé de mon siège, ayant quitté ce théâtre de l’Opéra national de Paris je suis seul avec ce que ma mémoire m’en restitue. Première opération, structurelle: à un nom propre (Véronique Doisneau) un événement se noue (ce solo chorégraphique, Véronique Doisneau). Ou plus précisément, une série d’événements performatifs. Or le nouage d’un événement et d’un nom propre, c’est à la fois la condition de constitution de l’histoire et celle d’une histoire, de n’importe quelle histoire. Les anglo-saxons distinguent entre «story» et «history». En français, nous ne disposons que d’un seul nom pour ces deux régimes. On parle d’histoire, et histoire désigne à la fois la discipline de recherche qui permet au travail de l’historiographie de se constituer comme écriture de l’histoire, mais aussi l’écriture ou le récit d’une histoire, au sens d’une fiction. Mais dans un cas comme dans l’autre, une opération identique est requise: le nouage d’un nom propre et d’un événement. En ce sens-là, un geste assez délibéré me paraît inhérent à Véronique Doisneau. Cela posé, écrire l’histoire ou écrire une histoire suppose encore d’autres conditions. Il s’agit de nommer des sujets (ici: Véronique Doisneau) ou des personnages, avec leurs attributs: des états, des affections ou des événements. C’est précisément ce que fait cette œuvre. Sous ses dehors de documentaire, Véronique Doisneau est une fiction. Plus précisément, une fiction opératoire. Opératoire par rapport à un contexte qui, pour le public réuni dans ce théâtre ce soir-là, ne saurait être tout à fait inconnu. Assemblés en ce lieu, nous avons fait en sorte de nous trouver là, ce qui déjà suppose un horizon d’attentes et différentes implications, différents pré-requis, différents attendus, liés à ce contexte. Au regard de tout cela, Véronique Doisneau confronte l’histoire (en tant que discours institutionnel) à cette histoire (le montage qu’est Véronique Doisneau). Et fait jouer une histoire face à une autre. Je ne dis pas contre une autre, ou par opposition à une autre. Il me semble en effet que c’est l’une des caractéristiques de cette œuvre de se garder de toute logique oppositionnelle. Elle ne refuse pas, elle explicite. Elle présente ce qui, habituellement, est dissimulé afin de garantir l’efficacité du code qui prévaut dans ce contexte institutionnel. C’est en ce sens que l’on peut dire qu’il n’y a jamais d’œuvre qui soit exempte d’implications politiques. Je ne reviens pas sur l’ensemble des séquences que j’ai tenté de décrire. Le lecteur dispose d’assez d’éléments pour comprendre que nombre d’implicites qui étaient inhérents au dispositif du ballet de l’Opéra de Paris se trouvent explicités dans cette œuvre. Et c’est d’abord cette dimension qui constitue en propre la politique de cette pièce, Véronique Doisneau.
Une seconde opération me paraît également cruciale dans cette œuvre. Véronique Doisneau, cette femme, cette danseuse, parle là où, habituellement, elle n’est jamais supposée le faire publiquement. Il y a ses mots. Or les mots ne sont jamais rien que des mots. Car il n’y a pas de mots sans corps. Il n’y a jamais de noms qui soient les noms de rien, ou de personne. Les noms sont toujours les noms de quelque chose ou de quelqu’un. Cette alliance du corps et de la voix, et le geste délibéré qui la sous-tend (donner voix à ceux qui sont sans voix), participent pleinement eux aussi de ce que j’appelle la politique de cette œuvre.
Le dernier point que je mentionnerai aujourd’hui a trait à ce par quoi s’ouvrait, ou presque, la prise de parole de Véronique Doisneau. C’est le moment où elle déclare: «J’ai quarante et un ans et dans un an je partirai à la retraite». J’ai signalé tout à l’heure la manière qu’avait ce propos d’inscrire l’horizon d’une disparition, d’une mort, au cœur même de cette œuvre. Dans un an, celle que nous voyons sera morte au monde depuis lequel, ici et maintenant, elle s’adresse encore à nous. Sa parole vaut dès lors pour toutes celles et ceux qui, avant et après elle, sont morts ou mourront à cette vie-là, à cette carrière-là, au nom d’une règle, vérifiée au cours du défilé du Corps de ballet, qui veut que cette vie-là s’interrompe très tôt. Mais pour que ce monde du ballet existe, pour que cette représentation d’un ordre social reposant sur ce principe de hiérarchie s’épanouisse, il faut qu’un certain nombre de corps, de gestes, de postures le servent en consentant à son ordre. Ces corps, ces gestes, ces postures sont mis au service d’une représentation qui suppose elle-même une certaine politique. Ce que Véronique Doisneau (la pièce) fait dire à Véronique Doisneau (la femme), ce sont les conditions de cet ordre, de cette représentation, de cette politique. Elle nous rappelle ce faisant qu’il n’est pas d’ordre qui ne suppose une hiérarchie, qu’il n’est pas de hiérarchie qui ne suppose des sujets pour s’y inscrire et consentir à ses règles. Que l’on cherche à s’en émanciper, que l’on cherche à en expliciter les conditions de possibilité, que l’on cherche à en critiquer ou à en servir les lois demeure distinct du fait que ces lois sont établies et qu’elles régissent effectivement ce monde. Et pourtant, elles restent bordées par une autre loi, ultime: celle de la mort. Or le théâtre, comme tout évènement performatif, suppose un hic et nunc, un ici et maintenant toujours en tension avec cet horizon de la mort. S’il est de la modernité artistique d’expliciter ses conditions de possibilité, à l’inverse l’esthétique que déploie un dispositif tel que le défilé du Corps de ballet suppose une poli- tique dont la condition d’efficacité repose sur l’effacement de toute mortalité. D’une fiction, l’autre...

JB Merci beaucoup.