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Et comment on arrive là, en cabine?
Un historique précis des soins aesthétiques
par Jennifer Lacey, Barbara Manzetti et Audrey Gaisan

Cette proposition a sûrement commencé lors du deuxième volet du Projet Bonbonnière¹ à Chambery avec le Théâtre / Thalasso². Après cette expérience, commence le processus de Mhmmmmmm³, dont l'architecture a été conçue comme une sorte de monument romantique à la vie créative de New York City, circa 1990. L’illusion d’une complicité parfaite qui n’a probablement jamais existé. Quelques pistes du Projet Bonbonnière ont beaucoup informé les (en)jeux des répétitions⁴. Mhmmmmmm a pris au sérieux des codes ésotériques comme on peut prendre au sérieux les codes de l’art contemporain⁵. « Parmi les pratiques au sein de Mhmmmmmm, Audrey, Barbara et moi avons developpé des soins qui ont été à la foi mystiques et absurdes. Ces soins eux-mêmes sont venus de mon désir qu’on s’attache, ou plutôt qu’on s’emballe, et j'avais proposé que cette activité pourrait être agréable, que ça pouvait aussi nous soigner⁶. À cet instant, j'avais le fantasme d’isoler cette activité du processus du spectacle et de l'installer dans le cadre d’un cabinet de soins esthétiques. Je crois que, dans ma tête, j'imaginais quelque chose qui s’inscrive hors du cadre institutionnel et que cela risquait de basculer vers du louche, ce qui ne me dérangait pas. Mais cela n’a finalement pas eu lieu »⁷.
En 2007, dans Les Assistantes⁸, il y avait une petite apparition des soins à travers l’« auto-massage en communauté »⁹ et une pratique des siestes¹⁰ de groupe. L’ image finale du spectacle : trois personnes, leurs jambes et une bouteille d’huile sèche Nivea, provient de là. Il faut dire aussi que le catalogue de Lygia Clark fut trimbalé à toutes les répétitions / expériences, plus comme présence que comme référence¹¹.
En 2010, au sein des Laboratoires d’Aubervilliers et de la parfumerie Passion Beauté¹², le projet creuse cette fois vers son identité radicale dans le sens de sa racine : un client à la fois.
(Jennifer Lacey)

nous avons soif et très chaud dans la région des jambes, même en enlevant nos chaussures. nous recevons une boisson rafraîchissante qui nous fait beaucoup de bien avec cet agréable parfum de violette. nous avons envie de glace maintenant, mais aucune assistante disponible dans les parages. une bonne glace par exemple, ou quelque chose de frais et sucré. nous pensons à autre chose, probablement à quelqu’un que nous aimons particulièrement. nous nous limitons à cette pensée pendant que l’espace se vide autour de nous. pendant que des chuchotements nous chatouillent. quand une assistante s’approche souriante nous la remercions sans rien demander. toutes nos exigences focalisent un point extérieur qui est en train de vivre et respirer à notre insu. qui est en train de s’approcher de notre esprit, imperceptiblement. hem, hi hi hi ! nous revenons de l’extérieur, mais nous ne savons pas d’où nous revenons. nos genoux se touchent nous rions sur notre cahier ouvert. nous regardons des yeux qui nous regardent. on est là, bien sûr, dans les mêmes contraintes de toujours : notre tendance à produire des matériaux invendables sous des formes incommunicables, etc. on est dans une phase d’évaluation du système productif, dans la manœuvre précise de calcul de notre quotient de réussite. on est dans ce qui subsiste de l’énergie partagée dans la chambre conjugale. on est las. on est à l’ouest. on est ensemble, la ligue pour l’égalité des droits de partages. on est les seuls ensemble. parterre. pomme de terre. popotin. propos dissociés. associations de défauts partagés. failles égalitaires : partage des faillites, moments groupés en quarts d’heures, suppositions posturales, rigolades dansées, accusations expiratoires, divagations salutaires prolongées, production éloignée du but, orientations despotiques. on est où on est. et probablement à l’ombre. nous écoutons, voilà ! NOUS ÉCOUTONS ! nous écoutons les qualités de sens et de douceur. les météores, on y va en bus. les coutures touchent nos moissons. nous sommes émerveillées. et avec le doigt ! nous faisons ce que nous faisons par amitié. nous faisons ce que nous faisons contre un ennemi commun. nous faisons ce que nous faisons au sol avec nos conjoints. nous avons des faux culs. nous faisons les artistes. nous faisons des enfants souriants. nous avons confondu nos liens et nos origines que nous avons traduites en art charmant. nous sommes invisibles.
(Barbara Manzetti)

des états de grande fatigue intellectuelle et somatique autour des yeux : ils ne voient plus, ils crachent, ils se dessèchent et sont tristes. parfois on produit de grandes joies avec beaucoup d'endorphine, ce qui produit irrévocablement un manque d'endorphine : un état post-endorphine. on produit l'augmentation de notre capacité à nous adapter aux situations complexes et désagréables, on produit de douces-drogues. nos pratiques droguent, elles prennent les commandes et vous ravissent presque instantanément. ça c'est pour l'individu, ça. nous, on soupèse, on décharge, on soupèse, on décharge l'atmosphère. on dessine des chemins à parcourir à cloche-pied, on produit le temps qu'il nous faut pour nous sentir proches. nous sommes en récréation produite, en création coproduite, nous produisons le fruit et la bouche ? le fruit / la bouche, nous pensons à un film « gore ». il est clair qu'il n'est pas clair de savoir où à quel endroit l'on produit, on pense aux mathématiques. on produit un navire de chair et de sang, une chose prête à transporter, à acheminer, une machine instrument de travaux, un engin de transport, un véhicule : un navigotransporteur autorégulé, l'exaltation. on stimule nos esprits. on produit des commentaires, de petites satisfactions, on laisse des traces, on danse, on se prend en charge, on s'occupe, on s'habille.
(Audrey Gaisan)


Textes publiés dans le Journal des Laboratoires de septembre-décembre 2010

¹ Une « ré-habitation » d’un lieu obsolète, ou, Le cabinet du Dr. Caligari - l’espace comme creuset. Il s’agit de mener un projet d’expérimentation autour des très petits théâtres à l’italienne, plus communément appelés des « bonbonnières », sous la forme d’une invitation à se joindre à moi adressée à différents artistes pour la « ré-habitation » d’une bonbonnière. Je souhaite proposer l’architecture de cet espace, basée au départ sur les proportions « idéales » des théâtres à l’italienne mais déformée et transformée par la diminution de ces mêmes proportions, pour établir une conversation quant à la nature même et aux possibilités offertes par cette architecture de présentation. La question de la scène est omniprésente dans le discours de la danse contemporaine aujourd’hui. Alors, dans un esprit plutôt ludique, je pose cette question : « Si les théâtres prouvent d’eux-mêmes régulièrement qu’ils sont devenus obsolètes, que faire maintenant avec ces espaces (dans leur entièreté et pas seulement avec la scène) ? »
Les bonbonnières ont un côté « caligarien » : depuis le balcon, on a l’impression que l’on va tomber sur scène et depuis le mouchoir de poche qu’est la scène, on se sent prêt à plonger dans la fosse d’orchestre. Je trouve que ce côté surréaliste peut nourrir une approche vivante et ludique de toutes ces questions si graves et importantes. En tant que danseuse / chorégraphe, mes outils de recherche sont ceux du corps et du spectacle / de la présentation vivante, mais parmi les artistes invités, il y aura aussi des musiciens, une plasticienne / paysagiste et un architecte qui viendront avec d’autres outils de recherche et qui ne tourneront peut-être même pas une seule de leurs pensées vers le spectacle ». Dossier de subvention, Megagloss, 2003.

² « a .les soins : les différences extrêmes de température (couloirs glacials, salles surchauffées) et la couleur « bleu piscine » des sièges des rangs du théâtre m’ont tout de suite fait penser à une thalasso. On a commencé avec des pratiques de soins autonomes dans la grande salle et les espaces environnants (couloirs et salle de musique). On a aussi organisé des « soins spécifiques » sur scène avec les outils du théâtre (enceintes, lumières, praticables, etc.) puis interchangé les « rôles » de soigné et soignant ». Extrait du compte-rendu pour la DRAC Ile-de-France du Projet Bonbonnière.

³ Spectacle signé avec Nadia Lauro, première en 2005 à Montpellier-Danse. Le spectacle a été un trio pour Jennifer Lacey, Barbara Manzetti et Audrey Gaisan avec un « décor vivant » de 25 à 30 personnes.

⁴ Barbara dit qu'on n'avait jamais vraiment répété dans le sens de préparer quelque chose pour devenir réel plus tard. Je suis plus ou moins d'accord.

⁵ « Transformation : presque toute l’activité abordée avait à voir avec la transformation. La transformation passive des soins ; les pouvoirs transformatifs du son ; la transformation d’un « état » à un autre via l’hypnose ; la transformation d’une activité en image, etc. Toutes ces pistes en viennent aux questions : est-ce que cette transformation se passe sur scène dans les corps des danseurs / acteurs ? Dans le corps du public comme foule ? Dans le corps des individus comme membres du public ? Et cette transformation, par qui est-elle effectuée et vers qui ? ». Extrait du compte-rendu pour la DRAC lle-de-France du Projet Bonbonnière.

⁶ C’est peut-être anecdotique mais c’était peu après la diffusion des images horribles et fascinantes des abus d’Abu Grahib que ce désir est arrivé.

⁷ C’est moi qui parle.

⁸ Création 2008, Jennifer Lacey et Nadia Lauro.

⁹ Le processus des Assistantes a été bricolé en traduisant des recettes utopiques vers des méthodes de travail dont la manifestation de Charles Fourier avec ses multiples passions et ses multiples manières de les satisfaire. Nous divisions notre temps en quarts d’heure en passant d’une activité à une autre pour éviter l’ennemi ennui. Ces activités furent des éléments nécessaires pour produire un spectacle (lire, écrire, faire une choré-graphie, organiser, etc.). Nous avons été
ensemble grâce à ce contrat de « produire ».

¹⁰ Pratique piquée à la sublime Catherine Contour.

¹¹ À un moment imprécis dans le temps (2002 ?), je vois (à la fondation Generali à Vienne) le film Memoria do Corpo de Mario Carneiro, à propos du « Estructuración del Self », le projet mené par Lygia Clark durant les seize dernières années de sa vie. Je suis impressionnée. Elle va à la source de la réception de son travail. Tout d’un coup, son oeuvre qui était jusque-là opaque pour moi, fait sens. Vraiment beaucoup de sens.

¹² La famille Sebahoun nous accueille avec une ouverture d’esprit impressionnante et une chaleur humaine émouvante. Nous les remercions très chaleureusement.