Partager

 
 
 
 

Formes de vie par Jean-Pierre Cometti*

Le mot «forme» est ambivalent. L’expression « forme de vie » a hérité de cette ambivalence ; elle désigne à la fois un mode de vie, un aspect, une organisation ou une configuration spécifique. Robert Musil soutenait que la vie humaine échappe en elle-même à toute détermination stable, et que les « formes » sous lesquelles elle se présente (1) — c’est-à-dire à la fois ce qui lui donne son style et son organisation — lui viennent de l’extérieur.  L’expression «Lebensform», qui a connu une relative fortune dans la philosophie allemande, participe de ce type de questionnement, avec toutefois la même ambiguïté, puisque la langue allemande possède un autre mot : Gestalt, qu’on pourrait parfois lui substituer, bien qu’aucune occurrence significative de ce mot, associé au mot vie, ne lui ait jamais réellement fait concurrence (2).

Ludwig Wittgenstein en a fait un concept-clé de sa philosophie, bien que l’ambiguïté n’y soit pas levée pour autant. Il arrive ainsi à Wittgenstein d’utiliser aussi l’expression courante «mode de vie» (Lebensweise), sans que l’on sache très bien si elle se substitue à «forme de vie» (Lebensform) ou s’il convient de lui donner un sens spécifique. On peut cependant avoir des raisons de penser que dans ce cas l’ambiguïté traduit moins un défaut ou une difficulté qu’une double fonction apportant sa part d’éclairage sur les problèmes qu’elle est destinée à prendre en charge.

Plus précisément, l’intérêt d’une réflexion sur les «formes de vie» tient à l’éclairage qu’elle apporte sur les questions qui touchent au langage et à son insertion dans la vie individuelle et collective. Le relief pris par le langage en philosophie, dans les sciences sociales, la critique et la théorie littéraire, a passablement occulté les conditions pratiques qui entrent dans son usage et dans son fonctionnement. «Le» langage n’existe que dans ses usages, ces usages sont communs, partagés, et ils sont intégralement solidaires d’un arrière-plan de pratiques au regard desquelles les actions et les processus sont plus importants que les structures ou les règles qui paraissent en déterminer les possibilités. Il en résulte une double conséquence significative pour qui se soucie non seulement de la place du langage — et d’une certaine manière de ce qui le constitue —, mais de la manière dont il se conjugue aux actions individuelles et collectives, à leurs interactions, dans les processus finalisés qui en marquent l’impact au sein de la culture.

En centrant sa réflexion sur ce qu’il appelle des «jeux de langage», Wittgenstein a mis en relief la pluralité des usages et des situations de communication que recouvre l’apparente homogéniété des actes de langage (3). Loin d’en diminuer l’importance, il a bien au contraire contribué à privilégier, dans tout jeu de langage, les interactions dont le langage est entièrement indissociable, et par conséquent la dimension pragmatique de nos pratiques linguistiques, contre la propension à en détacher la signification, que ce soit en l’élevant au statut d’une mystérieuse entité ou en la subordonnant à des règles immanentes au fonctionnement de l’esprit ou du langage lui-même. C’est ce qui l’autorisait à affirmer qu’un langage est une forme de vie, pour dire que ce qui lui donne sa signification est subordonnée aux conditions qui le relient à des contextes variables de communication et d’activités partagées.

Une forme de vie, considérée sous ce rapport, désigne un ensemble de pratiques de nature variée, qui donnent à la vie commune des caractères propres, pour ainsi dire diffus, explicitement ou implicitement présents dans les croyances, la langue, les institutions, au sens anthropologique du terme, les modes d’action, les valeurs, etc., qui donnent à une culture son visage familier et ses traits propres. Une forme de vie est toujours, en ce sens, particulière, et c’est pourquoi il existe des formes de vie, plus qu’une forme de vie, sauf à considérer qu’à côté des formes également spécifiques de la vie «animale», il existe une forme de vie «humaine», commune à tous les hommes. Pourtant, ce serait une erreur de croire qu’elle en est comme l’essence, et que dans leur variété, les cultures dont la vie humaine est solidaire en constituent la traduction ou les variantes. La «nature humaine» est faite, bien au contraire, de cette diversité, et cette diversité lui est aussi essentielle que les différences constitutives de la vie. Mieux, l’apparente homogénéité que l’on est tenté d’attribuer à chaque forme de vie n’est pas imputable à quelque règle ou à quelque structure qui s’y trouverait enveloppée, et qui en constituerait le noyau ou le fondement ultime. Ce qu’elle possède en propre, et qui la distingue d’autres formes de vie, dans le temps comme dans l’espace, tient davantage à des relations de parenté, auxquelles Wittgenstein a donné le nom de «ressemblances de famille». L’exemple de la ville en constitue une illustration.

Une ville est constituée de maisons, de bâtiments officiels, de rues et de ruelles, passablement hétéroclites, de zones en construction, d’édifices abandonnés ou dégradés, de banlieues ou de quartiers en extension, etc. La multitude de ces éléments hybrides ne possède qu’en partie des propriétés communes. Il n’en demeure pas moins que chaque ville possède une identité, marquée par un nom, qui la distingue des autres. Aucune ne ressemble exactement à une autre, et s’il arrive que nous leur découvrions des ressemblances, il ne s’agit encore que d’une parenté, fondée sur des ressemblances qui, d’un certain point de vue, leur donnent, comme c’est le cas des individus d’une même famille, un «air de famille», avec tout ce que cela comporte de vague et pourtant de typique ou de caractéristique. L’affection qu’on porte à certaines plutôt qu’à d’autres en dépend, au moins en partie, y compris quant à ce qui leur donne parfois une «inquiétante étrangeté».

Il en va de même pour les «formes de vie». Le structuralisme, en son temps, a laissé penser que les cultures humaines, sous tous leurs rapports, étaient concevables à la manière de systèmes qui en régissaient le fonctionnement. Une forme de vie n’est pas un système, aucune règle, aucune propriété ne la traverse de part en part. Si le vague ou l’hybridité, voire les dissonances en constituent la contrepartie, ces apparents défauts rendent plus aisément compréhensibles les singularités qui s’y font jour, ainsi que les possibilités de communication ou les similarités qui existent entre elles. Paradoxalement, ce qui les distingue ne les rend pas pour autant incommensurables, contrairement à l’image qu’on peut en avoir. La diversité est suffisamment présente en elles pour ne pas interdire la comparaison, et pour dissiper l’illusion qui consisterait à les condamner à l’incompréhension. Comme le suggérait M. Détienne dans l’un de ses livres, on ne compare jamais que l’incomparable! (4)

L’anthropologie ou l’histoire culturelle ne seraient quasiment pas praticables s’il en allait autrement, mais le concept de forme de vie possède d’autres vertus qui s’étendent bien au-delà de la connaissance du langage, de la vie sociale et de la culture. La compréhension des pratiques culturelles, au sens étroit, cette fois, nous invite à en tirer les conséquences. Nos sociétés se sont constituées autour de processus d’autonomisation croissants, se constituant en champs distincts et ayant pour effet de les priver, au moins dans la pensée qu’on en a, des relations, des croisements et des solidarités qui les font pour ainsi dire tenir ensemble. L’art autonome – mais aussi bien, certes, la science, la politique, etc. – en est une illustration et une composante significative. Le «formalisme» qui a durablement marqué le modernisme y a trouvé sa source et sa justification, au gré des idées et des courants qui lui ont apporté leur onction. Il n’est pas jusqu’à la manière dont on se représente une «œuvre d’art», sous une forme généralement objectivée, et par conséquent les pratiques artistiques elles-mêmes, qui n’en porte la marque, qui est aussi, bien entendu, celle de nos musées.

Que tout cela s’accorde avec le fonctionnement des institutions de l’art ou de leur régime juridique ou économique, il n’y a pas lieu d’en douter. L’ontologie ne fait à cet égard que traduire un état des choses qui excède la seule sphère des idées. De ce point de vue, en tout cas, la notion de forme de vie se caractérise par un potentiel critique qui lui est propre. Les arts ne s’inscrivent qu’en apparence dans une sphère séparée. Leur statut «à part», comme disait John Dewey, ne fait guère que masquer – à notre convenance, certes, car il n’est pas le simple effet d’un égarement de la pensée – le foisonnement des rapports dans lesquels ils s’inscrivent, du simple fait de leur appartenance à l’espace public (5). Sur ce plan-là, penser en termes de formes de vie ou s’interroger sur le rapport qui conjugue nos pratiques ou nos formes de pensée à une (ou des) forme(s) de vie, c’est prendre la mesure de tout ce qui est impliqué, incorporé, présupposé dans ce qu’elles présentent en apparence de plus autonome, autrement dit renouer le lien qu’elles n’ont probablement jamais complètement dissous avec la culture et les pratiques humaines communes sous toutes leurs formes. C’est aussi ou ce peut être, du même coup, en proposer d’autres descriptions, d’autres expériences, plus riches ou plus fécondes, en pensant par exemple, jusqu’à les y inclure, aux processus qui entrent dans la production artistique ou, sur un autre plan, aux conditions d’activation des objets esthétiques. L’exemple de certains arts peut nous y inciter, dès lors qu’ils inscrivent leur action dans le temps plus que dans l’espace ou dans le seul espace, et qu’ils exemplifient eux-mêmes les processus d’activation dont ils sont partie prenante. Ils en appellent par là à d’autres approches, sur un plan théorique et critique, sans parler des reconceptions qu’ils réclament dans le traitement ou la présentation des œuvres ou les rapports des arts entre eux, tant il est vrai que les pratiques artistiques, dans leur diversité ou leur nouveauté, apportent un éclairage sur toutes les autres et relativisent les frontières dans lesquelles on tend à les enfermer.

Des philosophes comme Wittgenstein et John Dewey, bien qu’ils n’aient pas forcément porté leur réflexion jusque-là, nous y invitent, à contre-courant des essentialismes déclarés ou larvés qui encombrent l’histoire et la philosophie de l’art. La notion de forme de vie est de nature à y contribuer. Proposée comme thème de réflexion ou comme expérience, elle possède une force de proposition qu’il vaut la peine de mettre à l’essai, un peu comme dans les expériences de pensée, lorsqu’on se demande comment les choses apparaîtraient pour peu qu’on modifie sensiblement les hypothèses ou les données auxquelles elles sont subordonnées. Un léger dérangement, en quelque sorte, susceptible de faire opportunément bouger les évidences!


Texte publié dans le Journal des Laboratoires mai-août 2011


* Jean-Pierre Cometti a enseigné à l’Université de Provence. Il est philosophe, traducteur et éditeur. Ses travaux se concentrent sur une philosophie de la pratique et des «usages», appliquée au champ de l’art et du social. Ses derniers livres: La force d’un malentendu, Questions théoriques, 2009, Qu’est-ce que le pragmatisme?, Folio-essais, Gallimard, 2010, Qu’est-ce qu’une règle?, Vrin, 2011.


(1)  Robert Musil, «L’allemand comme symptôme», in Essais, trad., Le Seuil, 1985.

(2)  L’expression Lebensgestalt a toutefois été utilisée en psychiatrie.

(3)  Wittgenstein, Recherches philosophiques, trad., Gallimard, 2005.

(4)  Marcel Détienne, Comparer l’incomparable, Points-Seuil, 2009.

(5)  John Dewey, L’art comme expérience, « Folio-essais », Gallimard, 2010.