Architectures de la décolonisation par Marion von Osten (traduit par Aubin Leroy)


Entre le début des années 50 et la fin des années 60, dans le contexte d'après-guerre, la situation géopolitique mondiale connut des changements radicaux. Cette période vit non seulement l'établissement de la concurrence entre le système capitaliste à l'Ouest et le bloc communiste à l'Est ‒ qu'on baptisera Guerre Froide ‒ mais elle fut également celle du retrait des empires coloniaux ainsi que de l'émergence de programmes de modernisation radicaux gérés par les États. À partir de la fin des années 40, de nombreux pays de l'hémisphère sud gagnèrent leur indépendance à la suite de luttes anti-coloniales ‒ ou à l'issue de bien d'autres formes de résistance ou de désobéissance à l'encontre du système colonial européen et des méthodes de ses gouvernements. Un certain nombre de projets et d'alliances originaires de l'hémisphère sud, comme le mouvement des Non-Alignés et le Mouvement Tricontinental, essayèrent d'établir un nouveau mode de pensée comme alternative à l'idéologie de la Guerre Froide tandis que la décolonisation elle-même ébranlait les piliers de la pensée occidentale. Les mouvements d'indépendance et de lutte sociale s'opposant aux pouvoirs en place ‒ en Occident comme ailleurs ‒ furent des acteurs majeurs du changement de la vision du rôle des intellectuels. Il n'y a pas qu'en France que la décolonisation fut un mouvement créateur de nouveaux courants de pensée; ces nouvelles idéologies remirent en question l'épistémologie de la production intellectuelle occidentale et ouvrirent la voie aux mouvements de lutte sociale ainsi qu'aux nouveaux acteurs sur la scène politique, tels que le combat pour les Droits de l'Homme ou le Mouvement de Libération des Femmes. La décolonisation remit en question la domination des forces occidentales et leurs méthodes de gouvernance qui imposaient un régime de ségrégation et de discrimination, ainsi qu'une culture eurocentrée et des modes de production dictés par les capitaux. Elle apporta également des changements radicaux dans la compréhension du rôle et de la fonction des pratiques esthétiques. L'architecture et l'urbanisme firent partie des domaines dans lesquels ces transformations furent le résultat de discussions politiques.

Après la Seconde Guerre Mondiale, les projets européens de développement urbain et de construction d'habitations modernes devinrent un symbôle pour des sociétés nouvelles tournées vers l'avenir, fonctionnant suivant le modèle fordiste. Mais dès les années 60, les complexes de logements sociaux conçus pour abriter des centaines de milliers de familles en France, en Angleterre, aux Pays-Bas, en Allemagne, en Suisse et aux États-Unis étaient déjà devenus ‒ et resteraient ‒ des symboles internationaux de l'échec du modernisme. Décrits comme inhospitaliers parce que leur caractère strictement fonctionnel imposait une séparation stricte entre travail, loisirs et logement, et parce qu'éloignés des centre villes, l'architecture post-moderne et avant tout les logements sociaux ont acquis une connotation négative fréquemment citée en exemple. Cependant, la plupart des études ont tendance à oublier le contexte dans lequel ces projets virent le jour. Même l'historiographie actuelle tend à ignorer les vastes projets d'aménagement dont les constructions modernistes faisaient partie. Il n'y a aucune analyse du point de vue et des motivations de l'architecte, pas plus que de la représentation de l'architecture en elle-même ‒ généralement photographiée juste après avoir été achevée et lorsqu'elle est encore inoccupée. Par-dessus tout, il n'y a aucune explication à l'essor des entreprises de construction à grande échelle qui se développèrent d'abord dans les anciennes colonies françaises d'Afrique du Nord. De nombreux architectes travaillant dans les colonies furent engagés dans les programmes de modernisation en Europe après que les pays dans lesquels ils officiaient eurent gagné leur indépendance. Le climat pro- et anti-colonial dans lequel le concept d'architecture comme organisation de l'espace municipal vit le jour fut également oublié lors des études sur le modernisme d'après-guerre en Europe, qu'il ait simplement été dénigré ou bien historiquement redéfini. Ainsi, l'influence des mouvements pro- et anti-coloniaux fut sous-estimée lors des débats sur les logements sociaux et les villes satellites.

Prenant le retrait des empires coloniaux comme point de départ pour analyser les importants changements épistémologiques de la fin des années 50 et des années 60, les théories modernistes et post-modernistes ont aujourd'hui besoin d'être réétudiées pour être interprétées en tant qu'ensemble de luttes sociales et de dialogues internationaux. En fait, le modernisme est lui-même le résultat d'échanges internationaux et interculturels. Le «court siècle» d'indépendance ‒ expression utilisée pour son exposition eponyme par Okwui Enwezor et qui désignait la période de décolonisation ‒ connut une phase de ré-appropriation, résultant en une multiplicité hétérogène de modernismes locaux qui donnèrent naissance à un flux constant de dominations et de résistances durant la période qui suivit la Guerre Froide. De fait, les rapports Est-Ouest ont été en constante évolution, fonction des périodes pro-, anti- et post-coloniales de l'histoire. En outre, le modernisme n'a jamais été un seul ensemble uni et cohérent, mais plutôt un mouvement sujet à des conflits internes menant à de multiples variations. Néanmoins, Kobena Mercer souligne que cette perspective bien spécifique fait souvent défaut à la méthodologie et aux objectifs de l'histoire de l'art et de l'architecture, même s'il déclare qu'«on pourrait dire que le modernisme a toujours été multiculturel ‒ c'est simplement notre conscience du modernisme qui a changé. Chacune des ruptures constatées dans le modernisme européen aux alentours de 1910 correspond à une série de flux et d'échanges internationaux ‒ des idées de Malevitch sur les monochromes, façonnées par ses lectures sur la philosophie védique et le mysticisme indien, aux ready-made de Duchamp qui faisaient écho aux objets tribaux qu'on avait sortis de leur contexte. Le primitivisme moderne pourrait être le paradigme générique dans lequel ces interactions ‒ inégales ‒ sont les plus perceptibles, mais une compréhension plus profonde du mélange des cultures qui découle de la mondialisation actuelle nous pousse à nous demander comment interpréter ces différences culturelles».¹

Ce paradoxe s'impose dès lors que l'on veut comprendre les relations et les rencontres interculturelles et internationales. Une image ou un objet est toujours marqué par les conditions, conflits et négociations qui entourent sa création, et l'histoire de l'art comme l'histoire de l'architecture sont au défi de créer de nouvelles herméneutiques et se doivent de faire face à leurs limites. Du fait des diverses manières dont les différentes sphères du modernisme ‒ socioéconomique, artistique, politique, etc. ‒ sont reliées et toujours régulées par un régime fluctuant au fil des négociations, des conflits et des combats, l'un des objectifs majeurs des études post-coloniales est de comprendre de quoi est fait notre présent.
La crise du modernisme dans le contexte d'après guerre des années 50 aux années 60 engendra l’érosion de tout un système visuel, conceptuel et épistémologique ; à cette époque, nombre d'architectes essayèrent de mettre à profit ce qu'ils avaient appris de la colonisation et de la décolonisation en synthétisant le mode de vie des civilisations des colonies nord-africaines, souvent qualifiées de « prémodernes », avec le projet d'inaugurer un modernisme nouveau et différent. L'une des modalités d’action de ce mouvement était d'apprendre de l'architecture locale, de s'inspirer des villes pré-industrielles et des modes d'habitation nomades comme influences majeures pour de nouvelles méthodes de conception et d'urbanisme. On peut trouver ces références dans plusieurs expositions majeures, telles que Mostra Di Architectura Spontanea de Giancarlo de Carlo (Milan, 1951) et This is Tomorrow présentée par Alison et Peter Smithson à la Whitechapel Art Gallery (1956), ainsi que dans la célèbre exposition Architecture without Architects de Bernard Rudofsky présentée au Museum of Modern Art (MoMa) de New York en 1964. Des écrits théoriques suivirent tel le fondateur The Matrix of Man de Sibyl Moholy-Nagy, publié en 1968.  

On peut déjà trouver ce concept d'une nouvelle synthèse combinant le moderne et le pré-moderne plus de dix ans auparavant, dans les écrits et les projets nord-africains de l'architecte suisse André Studer. Son complexe d'habitations «Sidi Othman» construit en 1952 dans la banlieue de Casablanca reflétait déjà ces concepts. Il faisait partie du projet d'extension de Casablanca planifié par le Service de l'Urbanisme, alors dirigé par l'architecte et urbaniste Michel Écochard.
Une autre approche de ce modernisme d'après-guerre s'intéressa au lieu [NDLR: l'auteure emploie le terme de «locus», qui indique un lieu tant symbolique que réel] même des mouvements de libération anti-coloniaux: les bidonvilles. Une nouvelle perspective naquit de cet intérêt pour les pratiques d'habitation, par là même critique des précédentes approches modernes de l'habitat. En tant que zone d'habitation, les bidonvilles n'étaient pas seulement le lieu des premières rencontres et négociations avec les villes modernes pour bon nombre de gens issus de zones rurales, mais c'était surtout l'expression spatiale d'une organisation non-planifiée d'un environnement urbain. Des architectes européens tels que George Candilis ou Shadrach Woods virent dans les bidonvilles un sujet d'étude et analysèrent cet environnement de façon anthropologique. Ils apprirent de leurs habitants comment les pratiques quotidiennes de l'habitat avaient donné naissance à un environnement urbain autogéré. Ces réflexions architecturales en vinrent à accepter cet environnement autodéveloppé dans des cités coloniales comme un environnement viable duquel les architectes européens auraient beaucoup à apprendre.

Les études sur Casablanca ou celles, semblables, de John Turner sur les habitations de fortune dans les bidonvilles péruviens influencèrent toute une génération d'architectes impliquant la population dans leurs productions, ainsi que des stratégies de développement urbain participatives. Par ailleurs, des architectes non-occidentaux et des urbanistes de la période de décolonisation créèrent de nouvelles adaptations et méthodologies du modernisme, certaines basées directement dans les cités modernes d'Afrique ou d'Amérique du Sud. Des architectes tels qu'Élie Azagury, Patrice de Mazières, Abdeslem Faraoui, Yona Friedman, Yasmeen Lari, Moshe Safdie et bien d'autres développèrent des approches et des perspectives liées au passé colonial du lieu, au climat et aux coutumes locales. D'après l'historien de l'architecture Udo Kultermann ‒ qui a publié Neues bauen in Afrika en 1963 ‒, l'influence de la décolonisation s'étendit au-delà des pays anciennement colonisés puisqu'elle remit également en question l'hégémonie occidentale et les méthodes d'urbanisme universelles.

Du reste, de nombreuses nouvelles méthodes de développement urbain avaient été testées dans les colonies et provoquèrent de vives réactions de la part des habitants et des utilisateurs de ces grands ensembles en Europe et dans ses anciennes colonies. Cette focalisation sur les faiblesses des colonies modernes, et le rejet venant de l'extérieur comme du sein même de ces colonies ouvrit la voie à de nouvelles perspectives ‒ faisant écho aux nouveaux courants de pensée générés par la décolonisation. En réponse aux mouvements de libération mondiaux de la période d'après-guerre, les critiques de l'impérialisme européen commencèrent à développer un nouveau modernisme post-colonial qui voulait exister hors de toute contrainte de domination, de contrôle et de discipline. Les pays européens eux-mêmes se définissaient par leurs colonies ; les concepts existants furent remis en question et repensés. De nouveaux participants à l'Histoire entrèrent en scène. De plus, les discussions ‒ dans le contexte  colonial et post-colonial ‒ qui s'expriment sous la forme de différents styles d'expression esthétique, de techniques d'urbanisme et du développement d'habitations modernes sont également le produit d'échanges directs ou indirects entre les différents acteurs. C'est également le cas des projets utopiques des architectes et urbanistes modernistes occidentaux collaborant avec des politiciens, habitants, artistes et activistes du reste du monde. La période coloniale et le mouvement anti-colonial dépassèrent largement les frontières. Beaucoup d'intellectuels de l'hémisphère sud étudièrent à Paris, Berlin ou Londres, et les luttes anti-coloniales furent en grande partie organisées extraterritorialement et internationalement ‒ la preuve en témoigne avec le Mouvement Tricontinental dont Mehdi Ben Barka fut un membre important.

Cette idée de discussions et d'échanges concrets dépassant les frontières se détache radicalement des approches considérant le modernisme et la modernité uniquement comme un ensemble de contraintes imposées. Et la mise en avant de ces relations, connections et conflits internationaux est importante non seulement parce qu'ils ont été rayés des archives de la colonisation et ignorés par les historiens, mais surtout parce qu'ils montrent la voie vers un futur post-colonial ignorant les frontières, un futur qui a commencé mais qui est loin d'être terminé ‒ et est toujours sujet à de nombreux conflits.

Aujourd'hui, les autoproclamés «Indigènes de la République» est un mouvement politique qui lutte contre le racisme et les discriminations. Né des luttes urbaines issues de l'immigration, ce mouvement non dénué de controverses, met en avant la France contemporaine comme «une République néo-coloniale». Il ne condamne pas seulement les banlieues comme moyen de gérer la population et ses relations sociales ‒ un système analogue au mode de fonctionnement des anciennes colonies ‒ il pointe aussi du doigt le double visage de la modernité, puisque les colonisés ‒ ou « ceux qu'on ne compte pas » en général, d'après l'expression utilisée par Jacques Rancière ‒ incarnent les vraies valeurs de la démocratie lorsqu'ils font valoir leurs droits. Ainsi, en protestant, ils vont plus loin que les conclusions établies par les études sur le colonialisme démontrant que certaines méthodes de gouvernance sont en fait des techniques issues de l'ère (post)coloniale. Ce qu'ils démontrent, c'est la tension créée par la modernité entre la gouvernance des peuples en tant que populations et leur dénominatif de citoyens, de sujets.


Texte publié dans le Journal des Laboratoires de janvier-avril 2011

 

¹ Kobena Mercer: “Art History after Globalisation: Formations of the Colonial Modern”, in: Tom Avermaete, Serhat Karakayali, Marion von Osten (eds.), Colonial Modern: Aesthetics of the Past, Rebellions for the Future, Londres, Black Dog, 2010, p.236-237.