illegal_cinema #50

La séance est proposée par le Silo et animée par Jennifer Verraes.

Film projeté : Ang Ninanais - Refrains Happen Like Revolutions in a Song, un film de John Torres (Philippines, 2010, 120min.)



Le Rêve de l’Autre (ou l’anthropologie lewis-carrollienne) 

Il y a du ravissement dans l’idéalisme de John Torres : comme si l’idée d’un monde fait de pures apparences rendait ce monde encore plus admirable à ses yeux. Torres fait de l’expérience d’un spectateur livré aux opacités du monde sensible une condition désirable : il n’est de mystère plus irrésistible que le profil d’ombre d’un visage inconnu, une amorce de conversation impénétrable, le pas décidé d’un homme dont on ignore la destination, un geste inachevé. 
Ang Ninanais met en scène cette inclination particulière de l’observateur disposé à tout imaginer à partir de ce qu’il entraperçoit. Absent de ses propres images, Torres n’est pas moins présent à son film : habitant discret d’un hors champ tout empreint de la relation fantasmatique que le réalisateur entretient avec ce que sa caméra enregistre. Car il faut expliquer la méthode de travail (très godardienne) de Torres, qui filme avant d’écrire son scénario : il convient de voir d’abord, de voir avant de savoir et d’inventer une histoire. Il écoute aussi, cette langue douce bisayas, l’ilongo, que parlent les protagonistes d’une fable tournée dans la province d’Iloilo (Ile de Panay, Visayas). Or Torres ne parle pas cette langue. La fiction liminaire du film est donc un exercice de traduction auquel Torres substitue un art de la supposition. En tout premier spectateur captivé, il prélève ainsi des images et des sons dans un lieu étranger : un monde d’apparitions sybillines qu’il se plait ensuite à interpréter comme on le ferait d’un rêve. 
Le rêve diurne d’Ang Ninanais est circulaire. John Torres conçoit après-coup l’histoire de Sarah (Che Villanueva) qui cherche Emilio, l’homme qu’elle aime et qu’elle n’a jamais rencontré qu’en songe. Sarah, alter ego de Torres, est perceptrice de dettes (réelles, symboliques et imaginaires), office apparenté à celui de l’anthropologue collectant objets et données de terrain. En chemin, elle retrouve un rêve archaïque : celui qui fut à l’origine des amours épiques de Nagmalitong Jawa et de Humadapnon, dont se souviennent par cœur les binakods, enfants choisies pour leur grande beauté et qui, selon la tradition du peuple Suludnon, étaient tenues à l’abri de la lumière jusqu’au jour de leurs fiançailles. Au folklore, s’ajoutent des fragments d’histoire nationale, évoquée notamment à travers la figure héroïque du Général Martin Delgado, leader des Revolucionarios
Sarah est la proie du rêve d’un autre : métaphore de l’emprise du réalisateur sur son modèle.  Mais le rêve est réciproque : Sarah est aussi la preuve de l’ascendance de la fable sur le réalisateur, elle donne corps au lieu imaginaire de la rencontre de John Torres avec l’île mythique de Panay. Comme Alice qui rêve du Roi Rouge rêvant d’elle, leur existence ne tient qu’à cette fragile complicité que menace le réveil de l’un comme de l’autre. Prenant soin de ne jamais recouvrir la distance ou la fiction des apparences, la « merveille anthropologique » de Torres a la spontanéité et l’imagination volontaire nécessaires au rêve de l’Autre.
Jennifer Verraes (Université Paris III)