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Interroger collectivement les mécanismes d’exclusion et de repli
Entretien avec Sonia Chiambretto, Yoann Thommerel et Alexandra Baudelot



ALEXANDRA BAUDELOT — La constitution du G.I.G., « Groupe d’information sur les ghettos », a pris forme à Aubervilliers à partir de janvier 2016, en conviant notamment toutes personnes intéressées par ce projet, résidentes ou non à Aubervilliers, à intégrer le groupe, par l’intermédiaire d’ateliers d’écriture, d’actions locales à l’adresse des habitants, ou d’une participation active au cours des soirées publiques qui jalonnent le projet depuis plusieurs mois. On y retrouve notamment des étudiants, historiens, économistes, artistes, tous mobilisés autour de cette question du ghetto, ce qu’elle recoupe dans son acception la plus large, ce qu’elle invente et interroge, déplace et déconstruit. Qu’est-ce qui est à l’origine de ce projet ?
 

SONIA CHIAMBRETTO & YOANN THOMMEREL — Ce mot « ghetto » nous intéresse pour des raisons multiples, et peut-être avant tout parce que sa seule utilisation est sujette à controverse. Même entre nous. Est-ce qu’on a le droit de l’utiliser ? Est-ce qu’on a le droit de l’utiliser ici à Aubervilliers ? Nombreux sont ceux qui ne s’en privent plus, notamment dans les champs médiatique et politique où la surenchère terminologique est depuis longtemps devenue la norme.

Ces décomplexions du langage ne sont pas sans conséquences : quand un Premier ministre déclare devant la presse qu’il y a en France un « apartheid territorial, social, éthique », ce n’est pas sans conséquences. Cette surenchère langagière va toujours de pair avec une surenchère sécuritaire. Depuis 2005 et les émeutes qui ont enflammé les banlieues en France, on a l’impression que la réponse apportée à ce qui nous semble avoir surtout été un cri d’insoumission aura essentiellement été policière. On parle pourtant d’inégalités sociales criantes, on parle de précarité, on parle de discriminations liées à l’accès à l’emploi, des problèmes concrets qui perdurent et qu’il faudrait enfin s’employer à tenter de réduire par tous les moyens, autrement que par des interventions musclées ou par le redoublement des contrôles au facies, contrôles que le président actuel avait, rappelons-le au passage, promis de mieux encadrer. S’il y a des ghettos en France, les pouvoirs politiques qui se succèdent semblent s’en accommoder. Peut-être tout simplement parce qu’ils les ont construits de toutes pièces.

Notre travail à nous, notre travail d’artiste, d’écrivain, c’était de lancer ici une mise en question du mot « ghetto ». Ce mot qui renvoie, selon les époques et les lieux, à des réalités très différentes. Nous avions envie de l’utiliser comme un générateur, d’en faire le point de départ d’une exploration de la langue, le point de départ d’un processus partagé permettant d’interroger collectivement les mécanismes d’exclusion et de repli. 

A.B. — Depuis sa création, le G.I.G. s’emploie notamment à constituer des archives, les archives du G.I.G., dont la particularité est de rassembler des documents historiques ou contemporains mettant en lumière un certain nombre d’événements qui ont eu lieu à Aubervilliers et qui illustrent, d’un point de vue très concret, différentes manières d’appréhender le « ghetto ». Je pense notamment à des documents relatant les grèves des foyers de jeunes travailleurs en 1971, sur lesquels a travaillé l’un des participants, l’historien Philippe Artières, ou à une lettre abordant les perspectives du Campus Condorcet à Aubervilliers, futur projet d’une « Cité des humanités et des sciences sociales », retravaillée par l’économiste et écrivain Anne-Sarah Huet. Ces documents fonctionnent comme autant d’éléments déclencheurs pour réfléchir à ce mot de « ghetto », mais aussi comme point de départ à de possibles fictions, ce qui m’amène à vous demander comment vous concevez, à travers le G.I.G., la relation entre la fiction et les réalités sociales et politiques que vous y abordez.
 

S.C. & Y.T. — À cette étape du projet, nous inventons et activons des protocoles de réflexion partagés avec les habitants et des chercheurs, en prenant principalement appui sur l’écriture collective de questionnaires et leur circulation. Des questionnaires poétiques, frontalement politiques. Nous croyons, de manière générale, que la période que nous traversons doit être celle d’un retour au questionnement. Se poser des questions, là où d’autres s’obstinent toujours à donner les mêmes réponses.

La parole récoltée à partir de ces questionnaires poétiques est versée dans un ensemble documentaire qui fait parallèlement l’objet d’une collecte d’archives en lien avec l’histoire et le contexte social, culturel et politique de l’endroit où nous nous trouvons.

L’un des premiers projets auquel nous avons collaboré est le livre Polices ! écrit par l’un, publié par l’autre. Il est emblématique pour nous d’une recherche poétique mettant en jeu le document. Le déclencheur de l’écriture de Polices !, ce sont d’abord, en 2005, les émeutes dans les banlieues françaises liées à la mort des deux adolescents Zyed Benna et Bouna Traoré, électrocutés dans un transformateur EDF, à Clichy-sous-Bois, alors qu’ils tentaient d’échapper à la police. Le moteur poétique du texte se trouve dans le sens de ce mot « émeute » – littéralement, « créer de l’émotion ». Il ne s’agissait pas, avec ce texte, d’être dans la linéarité d’une histoire ou dans une démonstration, mais de questionner l’ambiguïté de notre rapport à l’autorité, par un jeu de rapprochements d’éléments initialement étrangers, témoignages de jeunes gens, archives du procès Papon, pétitions contre l’abrogation des lois antiterroristes, tracts, mails, et de trouver l’espace fictionnel et poétique de l’écriture. La recherche qui est la nôtre à Aubervilliers se veut avant tout une traversée collective dans l’histoire d’une dérive terminologique, celle de ce mot « ghetto », une plongée dans ce qui est devenu une béance de la langue.

Aujourd’hui, nous avons écrit « Questionnaire no 1 », qu’on peut se procurer sur demande auprès des Laboratoires d’Aubervilliers. D’autres textes suivront, ils auront sans aucun doute recours à ces documents rassemblés. On se méfie cela dit de la fascination pour le document et des usages trop systématiques, très en vogue dans les milieux de l’art ou de la poésie, comme si utiliser du document suffisait à régler la question du rapport au réel, comme s’il suffisait d’incorporer un document brut dans un dispositif pour toucher le réel. C’est souvent un peu court. On utilisera des documents pour écrire, mais notre préoccupation, c’est d’abord l’écriture.

A.B. — Le G.I.G. agit donc comme un moteur fictionnel pour interroger le réel, pour remettre le sens des mots et leur résonance poétique au cœur d’une sorte d’introspection politique et sociale plus que jamais nécessaire aujourd’hui. À travers la forme du questionnaire, il donne aussi la parole à une multitude de personnes qui, en y répondant, font entendre leur voix, leur intimité, leur identité, leur histoire. Le Groupe d’information sur les ghettos, c’est aussi une tentative pour redonner de l’épaisseur et de la matière aux mots à partir du vécu de chacun. Une expérience du collectif construite depuis l’expérience singulière de toutes ces personnes, habitants d’Aubervilliers, qui ont accepté de répondre au questionnaire. Dans un deuxième temps du projet, vous allez travailler – séparément – à l’écriture d’un récit qui s’appuie sur cette matière récoltée. Comment allez-vous procéder ? Quels dispositifs d’écriture allez-vous activer, sachant que vous avez deux façons très différentes d’écrire et d’aborder la fiction ?

S.C. & Y.T. — On écrit effectivement de manière très différente, c’est d’ailleurs probablement pour cette raison qu’on parvient à travailler ensemble aussi facilement. Il y a beaucoup de porosités dans nos approches, beaucoup d’affinités dans nos idées, mais tout cela travaille souterrainement, jamais en surface. Cela dit, le chantier d’écriture dans lequel nous nous sommes lancés là, de par sa nature même, évacue cette question de la compatibilité de nos écritures.

Le texte que nous écrivons ensemble a pour titre Inventaire no 1. Depuis le début de ce projet, nous avons pris soin de documenter toutes les étapes de nos travaux, rassemblant scrupuleusement tout ce qu’il a pu générer en termes d’écrits, d’images, et d’enregistrements divers. Nous avons ainsi collecté systématiquement tous nos échanges avec les Laboratoires d’Aubervilliers, ou bien avec les intervenants que nous avons sollicités dans le cadre du projet, avec les membres de notre groupe aussi, etc. Cette masse très hétérogène comprend aujourd’hui une quantité importante de photographies, d’échanges mail, SMS, de messages laissés sur nos téléphones portables, des éléments liés à la communication autour de nos actions, des photographies, différentes étapes d’écriture de nos questionnaires, et surtout l’ensemble des questionnaires remplis que nous avons reçus. Une collection de pièces de toutes provenances, de contenu et de nature très variés, mais qui traitent toutes d’un même sujet : la création d’un « Groupe d’information sur les ghettos ». Le fonds garde évidemment la trace de tout ce qu’une telle entreprise a pu provoquer comme réactions. Elles ont été nombreuses, entre ceux qui nous encourageaient et nous disaient la nécessité d’un tel travail, ceux qui le remettaient en question de manière plus ou moins constructive, ou ceux qui le rejetaient purement et simplement.

Notre travail d’écriture consiste aujourd’hui en l’établissement d’un instrument de recherche apte à rendre le fonds que nous avons constitué, et qui sera déposé aux Laboratoires d’Aubervilliers, aisément accessible à tous ceux qui souhaiteraient le consulter. Il y a plusieurs manières d’établir des inventaires, plusieurs écoles : nous avons choisi une approche plutôt analytique, qui s’avérera probablement aussi, au final, assez transgressive. Ce genre d’instrument de recherche doit normalement être aussi exhaustif que possible, et comporter une analyse de tous les documents, sans aucune exception. Cet outil, long et complexe à établir, nous intéresse car il construit une sorte de photographie du projet. On réalise déjà qu’il a, en plus, le grand avantage de révéler avec force des lignes de tension générées par notre démarche dans son interaction constante avec tous ceux qu’elle a impliqués. L’archive de notre projet porte en elle la trace des mouvements d’exclusion et de repli provoqués par le projet lui-même. Ce constat nous a évidemment interpellés.

A.B. — En tant qu’institution culturelle et artistique, Les Laboratoires d’Aubervilliers jouent un rôle de passeurs des documents et outils de recherche mis en place par le G.I.G. Est-ce qu’un projet comme le G.I.G et les formes d’écriture qui en découlent ne peut être envisagé sans être adossé à une telle institution ? Comment envisagez-vous le futur du G.I.G. hors de votre présence aux Laboratoires ?

S.C. & Y.T. — Il n’y a pas d’archives sans institution, un ensemble documentaire n’existe en tant que fonds d’archives qu’une fois qu’il a été déplacé physiquement, confié à une institution spécialisée qui aura la charge de le conserver, de le classer, et d’organiser la possibilité de son ouverture à la consultation. Ce n’est pas la mission première des Laboratoires mais, de même qu’une bibliothèque spécialisée a été constituée dans ce lieu, on peut imaginer qu’un « fonds G.I.G. » puisse y être consulté par qui en ferait la demande, à condition toutefois que la personne en question motive sa requête, et que nous autorisions cet accès aux documents qui, pour certains, peuvent être sensibles de par leur caractère intime – les témoignages vidéo notamment. Toute personne souhaitant travailler à partir de ces documents pour les réactiver, les réinterpréter, aura bien sûr notre feu vert. Conserver pour conserver n’a pas d’intérêt, et il nous plaît d’imaginer que d’autres que nous puissent avoir la possibilité de s’emparer de cette matière, qu’elle pourra, au-delà de nos propres travaux, redevenir matière à penser, matière à créer.

Le choix du mot « adossé » est intéressant dans votre question. « Adosser », c’est placer le dos d’une chose contre quelque chose qui lui sert d’appui, et un appui, c’est ce qui permet la mise en mouvement. Dans ce sens, le rapport à l’institution nous importe. L’implication des Laboratoires a permis de donner l’impulsion à notre projet, c’est un endroit de recherche idéal pour expérimenter des processus, mais on souhaite bien sûr garder toute liberté de le nomadiser en créant d’autres pôles ailleurs, en France ou à l’étranger, ce qui s’organise déjà. On travaille actuellement à la mise en place de plusieurs prolongements et développements du projet, notamment avec le T2G, le théâtre de Gennevilliers, qui sera prochainement dirigé par Daniel Jeanneteau. Tous ceux qui ont participé à nos travaux à Aubervilliers seront invités à nous accompagner dans cette nouvelle phase développée parallèlement à Gennevilliers. Hors de question de laisser derrière nous tous ceux qui se sont impliqués d’une manière ou d’une autre dans notre démarche, c’est peut-être l’une des forces de notre projet : faire en sorte que tous ceux qui y participent puissent aussi s’y adosser, créer les conditions d’une mise en mouvement collective.

A.B. — Cette mise en mouvement collective implique, pour beaucoup de ceux qui font partie du projet, un déplacement des frontières, une ouverture entre plusieurs localités, celle d’Aubervilliers vers Gennevilliers, en l’occurrence, mais aussi vers la Belgique ou le Brésil, pour ce qui se prépare actuellement. Le Groupe d’information sur les ghettos porterait ainsi en soi son propre antidote contre l’enfermement des groupes, des formes, des pensées, des histoires. Dans la continuité de ces déplacements de territoire, une autre expérience à laquelle vous vous prêtez tous les deux, en compagnie de certains membres du G.I.G., est le passage du texte à la performance, du territoire de la ville à celui de la scène. Comment ces histoires, témoignages, archives se déploient sur scène, trouvent les moyens de transmission par des formes de spatialisation, par la voix et le corps de ceux qui deviennent alors  lecteurs / performeurs ? Comment les travaillez-vous ?
 

S.C. & Y.T. — C’est le chantier qui s’ouvre à nous, un chantier de recherche qui doit nous permettre d’inventer une dramaturgie du document. Nos écritures, résolument multi-supports, cherchent à se déployer pour la scène dans une sorte d’augmentation d’elles-mêmes, par l’incorporation d’une matière récoltée au cours de nos travaux. On sait que l’une des entrées de notre « Questionnaire no 1 » polarisera nos efforts, c’est une question qu’il nous importe particulièrement de poser aujourd’hui :

63.  « Quel souvenir gardez-vous de ce qu’on a couramment appelé « les
      émeutes de 2005 » ?
      Avez-vous l’impression que des événements similaires pourraient se
      reproduire prochainement ?
      Le souhaitez-vous ?
      Pourquoi ?                 

Les émeutes en question marquent, selon nous, un point de bascule trop peu analysé. Encore une fois, ce cri de rage n’aura au fond provoqué aucune remise en question profonde de la manière dont s’organise en France quelque chose qu’on pourrait appeler le « vivre-ensemble en inégalité ». On peut dire, avec le recul que la seule réponse remarquable à ces événements complexes aura été sécuritaire, ne faisant qu’augmenter les symptômes de ces mouvements d’exclusion et de repli qui nous préoccupent, ouvrant la voie à la plus grande désillusion politique, au désespoir et, bien sûr, à ces formes de radicalisation qu’on réduit un peu trop expéditivement au seul résultat d’un djihad global. Explication qui a le grand mérite de nous dédouaner de nos propres responsabilités. Ce qui nous frappe dans tous ces événements liés au terrorisme, c’est la force des fictions. Toute cette violence repose sur une fiction, un récit, la fiction exaltée d’un monde contre un monde, la fiction de nouveaux combattants, la fiction du martyr, celle d’un paradis à atteindre par-delà la mort. Quel « vide » a permis l’adhésion d’une jeunesse à une vision aussi radicale et morbide ? C’est une question centrale dans nos recherches aujourd’hui.

Le travail d’écriture qui s’amorce pour nous, au-delà d’Inventaire n°1, c’est un travail de montage, un travail d’agencement, de mise en choralité, de mise en friction. Il faut trouver le dispositif poétique qui nous permette de multiplier les points de vue, de mixer textes de création, images, documents, archives, témoignages, d’inventer, dans l’hétérogénéité des fragments convoqués, une voix capable de rendre audibles des questionnements que nous avons partagés avec ceux qui ont participé à nos travaux. Ceux qui connaissent nos textes savent que la forme y joue toujours un rôle essentiel. On aborde la scène de la même manière, il s’agit de trouver des formes neuves, de ne pas se laisser happer par des formes déjà vues, déjà épuisées, déjà mortes. Plutôt que de mise en scène de nos documents, on préfère parler de mise en incandescence : trouver la traduction scénique de notre dispositif poétique, prolonger l’espace fictionnel de l’écriture, faire exister sur un plateau le brûlant de cette question 63.







Écrivain, Yoann Thommerel donne régulièrement des lectures performées de son travail. Il dirige aux éditions Nous la « collection grmx » et la revue Grumeaux consacrées à la poésie et littératures expérimentales. Son dernier livre a pour titre Mon corps n’obéit plus (Nous, 2017).

Sonia Chiambretto est l’une des voix qui marque la littérature contemporaine tant par l'originalité formelle de son écriture que par la force et l'engagement de son propos. Son écriture multiplie les points de vue en mixant textes de création, témoignages et documents d'archives pour façonner une langue brute et musicale. Elle dit « écrire des langues françaises étrangères ».Ses textes sont mis en scène par des metteurs en scène et chorégraphes, Hubert Colas, Rachid Ouramdane, Pascal Kirsch … et sont publiés aux éditions Actes Sud-Papiers et Nous. Elle fait des performances et publie régulièrement dans des revues de poésie.


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Cet entretien est publié dans l'édition 2016/2017 du Journal des Laboratoires.