Entretien avec Bojana Cvejić par Alice Chauchat et Ana Vujanović
(A propos de Performance et public. Traduction : Alice Chauchat)


Alice Chauchat  Quelles étaient tes intentions en organisant cet atelier? Voulais-tu tester une hypothèse? Etait-ce une expérimentation?

Bojana Cvejić  Plus qu'une hypothèse, je faisais une supposition: qu'il n'y a pas de grande différence entre les technologies de groupe employées dans la danse contemporaine et celles employées pour le travail d'équipe en entreprise, c'est-à-dire que celui-ci s'approprie des technologies issues de la danse et que ces technologies, si elles diffèrent dans leurs objectifs, visent toutes à développer des compétences comme la flexibilité, la communication, l'ouverture, la curiosité envers les autres, la résolution non-violente des conflits et la formation d'un groupe à partir de l'agrégation d'individus. L'atelier était une expérience qui consistait à tester ces technologies dans deux situations simulées: la phase préparatoire pour une collaboration ad hoc sur un spectacle de danse et la constitution d'un groupe de travail au sein d'une entreprise. J'ai invité des spécialistes de ces deux champs, toutes deux des artistes du spectacle vivant; Siegmar Zacharias enseigne la rhétorique commerciale et Christine De Smedt a travaillé en tant que chorégraphe ainsi que danseuse sur des chorégraphies de groupes larges, tel son projet sur trois ans avec neuf chorégraphes et quatre-vingt danseurs amateurs 9x9. Les participants étaient des étudiants du département danse de Paris VIII, une étudiante en commerce et une directrice commerciale.

Ana Vujanović  À ton avis, pourquoi les étudiants se sont-ils inscrits à cet atelier, et qu'y ont-ils appris?

BC  Je pense que les étudiants étaient intéressés par la proposition d'un stage basé sur le modèle théorique de la chorégraphie sociale pour en observer et expérimenter les exercices et l'idéologie, alors que pour la directrice commerciale c'était une formation de plus parmi toutes celles que les salariés d'entreprise doivent suivre afin d'améliorer leurs compétences.  

AC  Parmi les techniques proposées par Christine et Siegmar, peux-tu en décrire qui convergent et d'autres qui divergent dans leur idée de ce qu'est un groupe?

BC  De façon générale on peut distinguer ces deux types de technologies. Je pense que la rhétorique commerciale vise principalement les individus et cherche à améliorer la collaboration au sein d'une équipe. Elle tend à soutenir un sentiment de bien-être chez ces individus et à renforcer leur autonomie pour revendiquer leurs droits. En ce qui concerne la chorégraphie sociale telle qu'elle s'applique dans la formation d'un groupe pour une œuvre chorégraphique, en grande partie basée sur la collaboration, tous les exercices ne prennent pas comme point de départ l'individu et l'agrégation des individus en un groupe ; certains s'adressent directement au groupe en tant qu'ensemble.

AC  Oui, on peut voir au moins deux types de chorégraphies de groupe aujourd'hui. Certaines fonctionnent sur un principe de négociation entre les performers à partir de paramètres pré-établis, souvent une partition. Un autre type de chorégraphie de groupe fonctionne plus sur une logique d'absorption et d'états (physiques et mentaux), comme c'était le cas pour l'exercice de yoga du rire que Christine a proposé.

BC  Au cours de l'atelier, bien que les deux sessions fussent séparées, je pense qu'on a glissé vers la constitution d'un groupe à partir du groupe plutôt que de l'assemblage d'individus. On peut exposer brièvement certains thèmes auxquels chaque journée de cet atelier était consacrée : la partie dirigée par Christine et liée à la pratique de la danse s'est d'abord attaquée à la marche et à l'observation les uns des autres. Deux sous-groupes se sont observés et imités, nous avons aussi testé des principes de «swarm intelligence» (intelligence instinctive pour l'organisation d'un groupe) et autres processus d'homogénéisation (par ex., comment imiter tout le monde à la fois). Nous avons utilisé des éléments formels plutôt que linguistiques et cherché une communication de corps à corps. Une interview collective très intéressante, qui se manifeste sous une forme chorégraphique et à laquelle Christine se réfère comme la «chorégraphie sociale», consiste en une série d'alignements selon certains critères par lesquels les individus se positionnent au sein du groupe, prenant conscience de leur position en tant que degré dans l'échelle que forme la totalité. Siegmar a aussi commencé avec des exercices d'introduction de soi dans lesquels les participants, en couple, devaient déléguer leurs présentations l'un à l'autre.
Le deuxième jour a été dédié au contact et à la collaboration, par laquelle l'engagement individuel conditionne le groupe. Un exercice particulièrement révélateur a été le jeu du canot de sauvetage, une situation imaginaire dans laquelle le groupe doit résoudre un problème : il n'y a pas assez de place pour tous dans leur canot, par exemple seulement trois sur les cinq peuvent être sauvés. Qui aura la priorité? Les deux groupes qui ont joué ont eu des approches très différentes. Dans chaque groupe, une personne a pris le rôle de modérateur, démontrant par la même occasion l'utilité de ses compétences pour le groupe. Ils ont aussi argumenté en leur propre faveur, soit en termes de succès pratique (en tant que groupe, survivraient-ils sur le canot?) soit en termes de postérité (qui mérite de survivre dans la société?). Les individus se recommandaient sans réserve, jouaient même des coudes, formaient des alliances pour assurer leur propre place sur le bateau. Puis une fille a dit «Je ne veux pas participer à ce jeu, essayons d'abord d'agrandir le canot, de chercher des solutions... On pourrait par exemple se relayer, en alternant d'être sur le canot et de nager?» Puis une autre personne a dit «Je n'ai pas besoin de venir, je refuse de prendre part à ça. Qu'est-ce qu'on fait si on n'a pas d'autre solution, peut-être est-ce un faux problème que nous devons déconstruire». D'un point de vue politique, cela m'a paru la réponse au jeu la plus intéressante.
Le troisième jour, nous avons travaillé sur les jeux et tactiques, comme c'est le cas dans Projet, une pièce de Xavier Le Roy à laquelle Christine a participé. Le jeu a été créé pour rendre vaine la compétition, et indifférents les points gagnés: plus de deux équipes jouent plus d'un jeu à la fois et chaque individu défend plusieurs équipes en même temps. Le but du jeu était de développer des tactiques de jeu et de «multi-tasking». Soudain j'ai été frappée de réaliser combien ce jeu représente la société du contrôle et le libre-marché: des individus en navigation, en flottement, qui pratiquent divers styles de gestion pour plusieurs boulots à la fois. Cette positon n'est pas forcément négative mais elle est a-politique, il s'agit de faire le moins de mal possible tout en luttant pour soi-même. Quand ce sujet a été soulevé, je me souviens que Christine en était très contrariée. Comme alternative, j'ai proposé un jeu dont le but serait de maintenir la balle en l'air, où chacun développerait ses propres tactiques pour quelque chose qui ne les touche ou enrichisse pas directement en tant qu'individus. Elle pensait que ce jeu serait ennuyeux parce que le but en serait très binaire et peut-être même totalitaire, mais notre discussion était intéressante.

AV  Tu as mentionné tout à l'heure une divergence entre les pratiques développées dans la danse et dans les entreprises, par laquelle les pratiques d'entreprise seraient plus orientées vers les individus et celles de la danse contemporaine s'attacheraient plus aux situations collectives. Comment peut-on comprendre l'exemple de Projet dans ces termes?

BC  C'est justement là qu'elles ne se distinguent pas l'une de l'autre et c'est pourquoi j'ai réagi. Quand j'ai vu la performance, elle me semblait très émancipatrice en respect de la danse et de ce qu'un groupe produit. Ce n'est pas disciplinaire, pas normatif, tous les mouvements résultent de conditions externes comme des jeux. Tout le monde peut y jouer, plus ou moins. Et contrairement au sport, il n'y a pas de conséquences, c'est une situation de fiction. D'autre part, sur le plan formel, c'est un modèle d'intérêts changeants, relativiste : maintenant nous travaillons pour ça, mais il y a quand même un profit et tout le monde est content même si nous sommes tous en train de multiplier nos tâches, jouant à ce jeu-ci et ce jeu-là à la fois, ici je gagne et là je perds. Et ainsi va la vie, on joue beaucoup de jeux en même temps. Pour moi c'est devenu plus réflexif qu'actif et j'ai réévalué le sens de ce modèle en termes de chorégraphie sociale.

AC  Comment considères-tu les technologies qui forment un groupe et celles qui représentent un groupe? Tu as décrit des valeurs, ou une idéologie, qui détermine la formation du groupe. Penses-tu que les valeurs du groupe représentées dans la danse aujourd'hui sont toujours les mêmes?

BC  Il n'y a pas tant de différence entre former et représenter. Nous avons dépassé l'affirmation du collectif comme modèle d'organisation possible dans la danse. Ce que tu appelles valeurs et que je nommerais compétences sont des caractéristiques du travail immatériel aujourd'hui. Elles sont des pré-requis pour n'importe quel travail; elles existent et se manifestent, elles ne représentent pas. 

AV  Je pense qu'on peut différencier. Observons la configuration d'un groupe de travail dans une entreprise. On parle alors d'individus censés constituer une équipe, un groupe efficace et opérationnel. Dans la danse contemporaine, y a-t-il d'autres types de groupes en jeu? Si c'est le cas, comment les décrire?

BC  Je dirais que la différence est dans les enjeux. Ce n'est peut-être qu'une différence de degré parce que les travailleurs en entreprise sont beaucoup plus préoccupés par leur performance individuelle, laquelle définit leur valeur sur le marché alors que l'autonomie relative de l'art permet de tenir cette préoccupation à distance. Là, les gens qui travaillent ensemble sont concernés en premier lieu par la pièce et on peut parfois observer une contradiction entre la façon dont les gens peuvent se sentir très mal au cours du processus de création puis se sentir récompensés au moment du spectacle. Dans certains commerces, il y a certainement des gens qui acceptent les disputes, l'exploitation de soi et le travail excessif pour que le projet se réalise. C'est pourquoi la différence est une affaire de degré de compétition, c'est vrai que les enjeux sont moindres dans la performance: les performers survivent si leurs résultats sont mauvais alors que dans le commerce, l'échec peut coûter son job à l'employée.

AV  Ça me rappelle certaines pratiques historiques et j'aimerais faire quelques comparaisons. Tu compares les techniques de la performance expérimentale contemporaine et celles du secteur commercial. As-tu des références historiques à l'esprit? Je pense à la biomécanique de Meyerhold et là c'était le processus inverse; il a tiré la technique biomécanique du processus de production afin de transformer le théâtre.

BC  Disons que la comédie musicale de Broadway, avec ses grands ensembles synchronisés (chorus line), créait un lien par isomorphisme entre la chorégraphie en tant que chorégraphie sociale et la chaîne de production, quoi que cette idée soit difficile à défendre. Mais les deux cas sont des types de chorégraphie sociale, dans lesquels l'infrastructure, ou la base, et la superstructure ne font plus qu'un. C'est un des cas sur lesquels j'ai travaillé pour notre recherche sur la chorégraphie sociale; les mouvements choraux (Bewegungschöre) ont été instrumentalisés par les mouvements de travailleurs puis plus tard par le mouvement nazi. C'est intéressant combien cette structure formelle accueille des orientations politiques différentes, même si pour toutes l'idéologie est celle de la collectivité en tant que totalité.

AC  Au-delà des divers jeux et exercices testés au cours de l'atelier, un groupe réel s'est aussi constitué, avec ses propres dynamiques, ses propres «principes chorégraphiques». Quelles en sont les caractéristiques les plus frappantes?

BC  Certaines personnes s'intéressaient beaucoup à ces questions, comment agir de manière politique au sein de la société. Parce qu'elles se connaissaient déjà, elles pouvaient aussi s'appuyer sur des caractéristiques déjà connues et ainsi profiter les unes des autres à l'intérieur du groupe, elles se donnaient beaucoup d'espace et de confiance.

AC  Il y avait aussi une conversation constante. J'ai observé beaucoup de changements entre les discussions qui avaient lieu à la fin de chaque journée. Au début, ça tournait surtout autour de l'expérience individuelle et des façons de gérer la situation de chaque personne et au fil de la semaine s'est développée une capacité à considérer le processus dans son ensemble comme une situation dont chacun faisait partie, plus qu'un environnement pour chaque individu.


Texte publié dans le Journal des Laboratoires, septembre-décembre 2012