Yougoslavie: comment l’idéologie a mis notre corps collectif en mouvement? (film-essai; traduit par Aurélie Foisil)

Pendant cette recherche, nous avons réuni et analysé des films et des vidéos de l’époque de la Yougoslavie socialiste, en nous posant plus spécifiquement la question suivante : quelle pouvait être la sphère publique dans un pays communiste?
Plus particulièrement, nous nous intéressons aux performances de masse, qu'il s'agisse de manifestations organisées par l’État socialiste de Yougoslavie (comme par exemple les actions des jeunes travailleurs, les parades du 1er mai, la Journée de la jeunesse, etc.) ou des contre-manifestations d’après la dissolution de la République Fédérale Socialiste de Yougoslavie (comme les manifestations d’étudiants, les mouvements civiques des années 90, la révolution du 5 octobre 2000, etc.)
Ces manifestations nous permettent d'examiner la sphère et l’espace publics dans le contexte du socialisme libéral ; il nous semble que ledit espace était constitué de trois éléments principaux, dont les relations étaient en constante renégociation:

LE PEUPLE — L’IDÉOLOGIE — L’ÉTAT

En étudiant les films d’archive rassemblés, nous avons repéré différents moments historiques qui ont modifié la configuration de ces trois éléments (le peuple, l’idéologie et l’État).

Voici quelques-uns des mécanismes que nous avons identifiés:

‒ LE PEUPLE, GUIDÉ PAR L’IDÉOLOGIE, CONSTRUIT L’ÉTAT
IDÉOLOGIE = PEUPLE (CROYANCE)
Exemple: actions des jeunes travailleurs au début de la période

‒ L’ÉTAT PRÉSENTE LE PEUPLE AU PEUPLE, IDENTIFIANT AINSI LE PEUPLE A L’ÉTAT ET L’ÉTAT A L’IDÉOLOGIE
IDÉOLOGIE = ÉTAT = PEUPLE
Exemple: parades du 1er mai, course de relais des Journées de la jeunesse

‒ L’ÉTAT ET LE PEUPLE DIVERGENT ET L’IDÉOLOGIE EST CONTESTÉE CAR PLUS PERSONNE N’Y CROIT
IDÉOLOGIE? ÉTAT? PEUPLE?
Exemple: rassemblements sportifs de masse (« Slets ») pendant les Journées de la jeunesse à la fin des années 80

‒ LE PEUPLE N’EST PAS D’ACCORD AVEC L’ÉTAT ET A BESOIN D’UNE NOUVELLE IDÉOLOGIE (NATIONALISME)
ÉTAT ≠ PEUPLE (> IDÉOLOGIE)
Exemple: discours de Slobodan Milošević à la fin des années 80 (discours de Gazimestan)

‒ L’ESPACE PUBLIC EST PRÊT POUR UNE NOUVELLE IDÉOLOGIE.
LE PEUPLE SE SOULÈVE CONTRE L’ÉTAT – LE SOULEVEMENT N’EST PAS MOTIVÉ PAR UNE BASE IDÉOLOGIQUE COMMUNE ; LE PEUPLE EST POUR LA DÉMOCRATIE ET / OU POUR LE NATIONALISME
PEUPLE – (PAS D'ÉTAT) – IDÉOLOGIE?
Exemple: manifestations étudiantes et citoyennes de 1996/97 à Belgrade
‒ LE PEUPLE DÉTRUIT L’ÉTAT SANS VOIR QUE LES AGENTS D’UNE IDÉOLOGIE NOUVELLE SE PRESSENT DERRIÈRE LUI (CAPITALISME NÉOLIBERAL)
(PAS D'IDÉOLOGIE) – PEUPLE > ÉTAT
Exemple: la révolution du 5 octobre 2000 (renversement du régime de Milošević)

Pour le film, nous nous intéresserons aux célébrations de la Journée de la Jeunesse à la fin des années 80 et aux rassemblements sportifs de masse («Slets») qui étaient diffusés dans toutes les républiques de la Yougoslavie. À notre grande surprise, leur contenu et leur forme présentent déjà les signes d’un glissement du collectivisme vers l’individualisme et vers d’autres tendances qui ont mené à la dissolution de la République de Yougoslavie. Nous voulons décrire, donner un contexte et commenter ce qui se passe à l'écran, à travers différentes étapes de la mise en scène de ces émissions, de la chorégraphie de l’événement aux paroles des chansons, en passant par les slogans projetés dans le stade et les commentaires des journalistes TV.
Ces images quasiment oubliées montrent la façon dont l'organisation sociale était représentée et comment cette représentation a évolué. En les analysant avec un film-essai, nous tenterons de montrer les relations élargies entre idéologie, croyance et chorégraphie sociale. Nous explorons la thèse de Richard Sennett selon laquelle lorsque l’idéologie devient une croyance, elle a le pouvoir de pousser le peuple à l'action et d‘influencer son comportement social. Nous nous appuierons également sur la thèse de Renata Salecl, selon laquelle les gens de la Yougoslavie communiste ne croyaient plus qu'en la croyance. Autrement dit, ils ne croyaient plus en l’idéologie communiste, mais ils croyaient encore que d’autres y croyaient.
Les documents vidéo qui seront utilisés pour le film proviennent des archives audiovisuelles des anciennes républiques yougoslaves (Serbie, Croatie, Slovénie, Macédoine, Bosnie-Herzégovine et Monténégro), avec pour source les chaînes nationales de télévision, les journaux télévisés, les collections privées…
Les événements publics de la Journée de la Jeunesse se tenaient au stade sportif de Belgrade, la capitale de la République de Yougoslavie, mais ils étaient diffusés à travers tout le pays. Ce que nous voulons approfondir, ce sont les prémices des futures guerres civiles à travers les différentes représentations de l’événement dans les médias locaux. Nous nous demandons si les méta-niveaux de l’évènement (par exemple les commentaires des journalistes TV) étaient tous similaires ou si leur intention était de soutenir ou d'éviter les guerres à venir et la dissolution de la Yougoslavie.
Nous souhaitons également y adjoindre des archives issues de la télévision française et allemande, afin d’apporter un point de vue extérieur sur ces événements.
Nous avons choisi la forme du film-essai car nous pensons que c’est celle qui se prête le mieux au film de recherche. En effet, la fiction s’y mêle au documentaire pour raconter l’histoire du corps collectif de la Yougoslavie à partir de ces événements publics où le peuple, l’idéologie communiste et l’État socialiste n’ont cessé de redéfinir leur position l’un par rapport à l’autre.


Réalisation: Marta Popivoda
Scénario: Marta Popivoda, Ana Vujanović
Appui théorique: Bojana Cvejić, Ana Vujanović
Montage: Nataša Damjanović