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Quatre-Chemins par Barbara Manzetti


Comment c'est de s'asseoir et de le faire. De le faire et de le dire. De le dire et de le prendre. De tout reprendre. Tu ne sais pas pourquoi d'ici tu ne vois que des pigeons. Tu n'entends que des moineaux qui grincent. La cloche de la récréation. La cloche de l'église. La sirène le premier mercredi du mois. Tu ne sais pas distinguer ce grincement de celui de la porte de la cheminée la nuit. Où le vent s'engouffre. Tu as des voisins encadrés. D'autres vieux, très vieux voisins qui glissent sur la chaussée à la recherche d'un repas mis à disposition dans l'assiette. Chacun son choix de rideaux, chacun le nez posé à la vitre un moment. Il commence à traîner du pied gauche. Le bras droit fond dans l'épaule. Je ne veux pas vieillir en glissant. Elle crie au secours derrière  la fenêtre. Elle s'accroche à la poussière des rideaux. Elle dit: Où suis-je? Qui êtes vous? Où sommes nous? Je dis: Madame, nous sommes chez vous, je suis Barbara, voici mon fils Bartolomeo. Elle dit: 99 ans, ce n'est pas beau de vieillir, vous savez.  On ne sait plus qui on est, qu'est-ce qu'on fait là. Mais qui êtes-vous? Je pense: Une nappe dans la pièce que la lumière a de la peine à réchauffer. Lui, il parle de l'amitié comme d'un endroit où on retient le corps et le cri. Un endroit spirituel sublime. Nous, nous n'avons pas retenu: c'était tout en exagération par moment et c'était, oui, sublime. L'amitié des femmes on n'en parle pas dans tous ces livres. L'amitié des femmes comme quelque chose de charnel. Les femmes ont un corps pour amitier. Comment une femme sauve une autre femme, son amie. Ce n'est pas écrit. Ma mère avait des collègues qu'elle appelait: Mes collègues. Elle prenaient surtout des poses ensemble. Des cafés. Des brioches à la crème. Elle ne dansaient pas l'une pour l'autre. Elle achetaient le même magazine de tricot. Sur le numéro spécial printemps elle choisissaient le même modèle. Le mien était abricot. On se baignait dans une piscine bordée de collègues. Elles n'ouvraient pas des dimensions insoupçonnées l'une pour l'autre. Elles ne lisaient pas pour l'autre non plus. Comment une femme appuie avec les pouces sur le coeur d'une autre femme. Comment elle met les mains à plat sur les pieds de son amie. Comment elle prend le train. Comment elle arrive de loin. Comment elle dit la vérité. J'avais trouvé un bout de façade brisé, comme un bout de craie, je l'utilisais pour écrire mon prénom en grosses lettres énormes, pour l'accueillir à son retour du bureau. C'est une fontaine, la joie. Nous nous envoyons des fontaines. Tu es une fontaine. Il était fier de montrer qu'à Rome l'eau n'arrête pas de couler. Il disait: Goûte moi cette eau s'il te plaît. Tu me diras. Il fallait bien pencher la tête sur le côté, l'eau était toujours fraîche. Bonne. Elle était là pour nous, nous suivait partout, nous n'avions jamais soif par 40°. On avait trouvé un nouveau jeu, on en était fiers. Alors vas'y que je te crache à la figure, que tu me craches dans les cheveux. Que je crache sur ton t-shirt. Le plus drôle c'était: la salive dans les cheveux. Elle avait dit: J'espère que vous avez l'habitude de sécher les couverts avec un torchon! J'essuyais les couverts. J'étais dans les toits, dans les clochers. Mon travail consistait à ouvrir les portes. Enlever les touffes de cheveux dans la douche commune. Pointer les cours. J'ai oublié, perdu cet acharnement à m'assouplir dès le matin. Il dit: De toute façon je me racle la gorge. Comment est-ce qu'elle faisait? Elle n'arrivait plus à soulever les pieds du sol.  Dans ces appartements, construits dans les années 60, le sol est en marbre. Elle patinait d'une pièce à l'autre. D'une pièce à l'autre elle travaillait à fabriquer ces souvenirs pour nous. Elle disait: Je n'ai pas le temps, je fais la poussière. Ici je n'ai pas de rideaux. Je me disais: Je ne veux pas de rideaux, je veux voir. Je veux voir sans écarter le rideau, sans besoin de coller le nez à la vitre. Ma bouche sans direction. En face, 300 fenêtres: et ils n'aèrent jamais. J'ai dit: Je cherche un jardin, pour sortir de chez moi, voyez-vous. Chez toi. Chez moi. Chez eux ils aménagent la cave. Elle dit: Pour ranger les sacs de voyage, comme ça vous n'êtes pas obligés de les garder au dessus de la penderie toute l'année. Chez toi. Chez moi, un mur se désagrège. Une cloison, il a suffi que la porte claque dans le courant d'air. Il attendait une claque. J'ai pensé: Je ne sais pas faire. Ils ne se disputaient jamais, jamais, jamais. Il regardait à travers ces fameuses lunettes agrandissantes, les lunettes qui faisaient grandir la peur, et tout revenait dans l'ordre avec nous. Mais avec elle il avait des tout petits yeux. Dimanche en tenue de sport, avec cette tache de gras après le déjeuner. Elle disait: Change-toi, tu as une tache. Elle pouvait faire la gueule pendant 48 heures, en prenant de trajets bizarres, tordus dans l'appartement. Il respectait ça. Il comprenait ça, il sortait lui chercher des fleurs. Des bijoux. Des foulards. Hermès. Des parfums. Il ouvrait sa valise rouge et il en sortait l'alcool, le tabac, le parfum, le bâton de rouge que la vendeuse lui avait fortement conseillé à l'aéroport. Il aime les emballages dorés avec des rubans bouclés. Ils disaient: Il est trop sympa ton père. Je voulais lire et à la place je mangeais de tout. Je voulais m'étendre alors que tout autour la ville s'effritait. Mourir pour des raisons romantiques. Sur le carrefour des Quatre Chemins. Tu peux adorer ton quartier. Elle a dit: Tu peux garder ce lien charnel. Tu peux garder ce souvenir. Dans l'idéal je loue cet appartement et je trouve un jardin. Il n'y a pas de problème. Ne sois pas inquiet. Est-il inquiet? Il dit: J'ai attendu tranquillement. Une torture pour moi d'être toujours en retard sur mes désirs. Toujours en avance aux rendez-vous. J'exprimais des doutes autour de moi. Les gens confirmaient. J'espérais quelque chose que je n'avais plus la capacité d'espérer. Avec les mots je construisais des tours de désordre qui s'écroulaient. Je me suis reposée pendant deux ans d'une histoire qui avait pris mon coeur pour un tapis à battre. Pour un chien à battre qu'on nourrit à l'eau et au pain sec. L'envie de regarder le visage de Pasolini dans cette photo à Ostie. Sa vie en noir et blanc, dans l'appartement de Rome, avec sa mère. Je m'allongeais, je fermais les yeux quelques temps, je n'écoutais plus. Je lisais. Le vide d'histoires, en rééduquant la peau avec des cours de massage qui m'ont principalement servi à écrire. Le soleil arrive sur la table. J'imagine ce retour chez toi. Chez moi. La plante toute penchée sur la table. Peu de temps probablement, plein de chose à faire, à faire suivre, à faire ensemble, à faire chacun de son côté. Si la France t'effraie de ses décisions arbitraires. Meurtrières. Irresponsables. Fais de la place dans la penderie pour ceux qui s'y cacheraient. Il corrige Ostie avec Ortie.


Une performance en forme de livre, juin 2010, Les Laboratoires d'Aubervilliers


Texte publié dans Le Journal des Laboratoires (flyer), sept-déc. 2010