La fin de la détox –Mythes visuels et dualismes écartés par Nana Adusei-Poku
(traduction Aurélie Foisil)

Texte de la conférence de Nana Adusei-Poku aux Laboratoires d'Aubervilliers (21 avril 2012).


Lorsque le corps humain est mis au contact de substances toxiques, il se produit une réaction immédiate. Récemment, une de mes amies artiste a mis des mots sur cette réaction après avoir été exposée à des vapeurs toxiques dans son studio. Dès qu’elle en a reconnu les effets physiques, elle s’est dit: «Oh mon Dieu, il faut que je m’en aille!». Donc si nous devons nous enfuir devant les Toxines, pourquoi nous fascinent-elles tant et pourquoi en consommons-nous quelquefois volontairement? Je ne parle pas seulement des drogues qui permettent à notre corps et à notre conscience de percevoir le temps et l’espace différemment ou des vapeurs toxiques qui nous font fuir ou du Botox qui représente une idée que nous nous faisons de la beauté, de la vitalité et de l’industrie cosmétique. Je voudrais parler du Toxique dans le même sens que la théoricienne Mel Chen, en tant que figure de pensée, comme nous allons le voir ci-après (Chen 2011). Au lieu de nous enfuir, je voudrais vous inviter, avec Pauline Boudry et Renate Lorenz comme complices, à aller voir le Toxique de plus près et à explorer son potentiel ainsi que ses limites. Je voudrais enfin souligner que je considère les réflexions qui vont suivre comme une série de propositions et de questions plutôt que comme une argumentation finie.

Dualismes écartés
Le film Toxic se caractérise par les perturbations qu’il opère sur nos perceptions. Il semble commencer par une performance faite de photographies sur une scène vide. Sur l’écran passe un diaporama s’inspirant des cadrages visuels de la photographie anthropométrique pour l’identification des criminels avec des corps affublés de différents masques. Le système d’anthropométrie judiciaire inventé par Alphonse Bertillon (ou bertillonnage) est ainsi invoqué et tourné en dérision. En effet, les types rencontrés ici défient toute classification ou agencement. Le son accompagnant chaque changement de diapositive sur l’écran fait penser au déclic de l’appareil photo et conduit à se demander – mais qui photographie, et quoi? Puis ce rythme sonore régulier fait place à un mouvement derrière le rideau de scène. La spectatrice aperçoit des paillettes à travers le voile transparent. La scène se transforme en studio de photographie entouré de plantes vertes lorsque Werner Hirsch entre sur le plateau recouvert de Paillettes et de quelque chose qui ressemble à de l’herbe séchée (probablement du Cannabis). Une voix off commence à remplir littéralement l’espace. Ginger Brooks Takahashi énonce le titre du film, les personnes au générique, leur fonction, les substances et objets présents ou seulement évoqués et le lieu du tournage.
La spectatrice est en droit de se demander – est-ce que le film ou la performance a commencé? Qui fait la performance? Les photographies qui exposent les corps avec leurs masques, statiques malgré le jeu plein d’humour sur les couleurs, les formes et les normes ? Ou est-ce Werner Hirsch, éternuant des paillettes, qui dans un mouvement perpétuel crée un troublant jeu d’ombres avec les plantes? Ou la voix-off de Ginger Brooks Takahashi qui énonce différentes substances toxiques évoquées ou peut-être présentes sur le lieu du tournage? Des limites sont constamment franchies, que ce soit celles de la performance et de la production ou du plateau et de l’écran mis en abîme, sur lequel la lumière du projecteur dessine nettement le mouvement de la main de Werner Hirsch tenant une cigarette et déplaçant les plantes.
La performance paraît ne pas fonctionner, notre perception est dérangée par le corps de la photographe qui vient sur scène. Même si elle contribue à la performance d’un point de vue sonore avec les déclics de l’appareil qui se superposent à ceux des projections sur l’écran, elle devient une source d’irritation, une intrusion qui paraît ne pas faire partie de la scène alors qu’elle prend en photo Ginger Brooks Takahashi.
La vision du sol encombré nous enjoint, spectatrices et spectateurs, à nous demander si tout est déjà fini et si nous assistons au nettoyage qui suit un événement festif, excitant, voire extatique. Avons-nous manqué quelque chose et devons-nous nous contenter du ménage – et de la phase Détox de la fête? Sommes-nous témoins de l’élaboration d’un événement narcissique post-Warholien qui outrepasse les limites, comme le suggèrent les bas suspendus sur l’écran et leur charge érotique?
La fête est-elle finie? – sommes-nous en droit de nous demander en regardant Ginger Takahashi passer l’aspirateur, acte profane et domestique du ménage passé du côté des activités agréables. Restes de paillettes, mégots de cigarettes et autres substances addictives prennent part à cette performance domestique qui revisite la notion de «l’abject» de Julia Kristeva. L’abject en tant qu’expression d’un sujet ou d’un objet qui casse l’ordre et qui doit être collectivement rejeté (Kristeva 1980), afin de rétablir ou de fixer la pureté illusoire des cultures ou de l’identité. Prenons pour exemple des galets dans un jardin: ils sont culturellement acceptés et même considérés comme beaux, tandis que des galets dans une chambre paraissent déplacés. Ceci prouve que les différentes conceptions de l’ordre à l’intérieur d’une culture sont liées aux lieux et à l’espace. Mais je ne veux pas dire que ces idées sont statiques, je considère plutôt que nos corps et nos objets changent de valeur culturelle selon leur emplacement et leur environnement. La logique de race et de racisme ou de dualité des genres a des significations différentes en France ou, par exemple, au Ghana. L‘aspect relationnel entre catégories se crée par des dualismes constamment mis en forme sur le modèle objet / sujet, corps / esprit, homme / femme, hétéro / homosexuel, apte / inapte. Ces dichotomies s’appuient sur la production de différences. Je voudrais ajouter que ceci signifie que nous nous orientons constamment – et là je me réfère au travail de Sarah Ahmed (Ahmed 2006) – vers les objets et les corps comme nous le faisons vers les idées et les concepts.

Les retombées des mythes visuels
Les idées peuvent créer des perturbations – et différents récits comme Edward Saïd l’a démontré avec son article sur la théorie voyageuse (Traveling Theory, Said 1983). La lettre de Renate Lorenz et Pauline Boudry qui accompagne le film est aussi exemplaire à cet égard. L’exposition de photographies de «pédérastes» de l’ère pré-anthropométrique, issues des archives de la police, donne forme aux idées sur les corps des Autres. La façon dont ces personnes sont photographiées diffère peu de la manière dont on tirait le portrait à cette époque pour faire des cartes de visite. Ces images mettent en évidence la manière dont la photographie anthropométrique, avec ses clichés d’individus pris de face et de profil, est devenue depuis lors une référence constante pour la normalisation des identités culturelles (je veux parler de l’individu devenant objet anthropologique). Ce thème est aussi une référence essentielle de la Triennale  d’art contemporain cette année à Paris et donne la possibilité de réfléchir sur l’histoire française des colonies. La question des représentations et de la manière dont les stéréotypes se sont inscrits dans le vocabulaire visuel occidental engage le public à réfléchir sur sa propre perception et sur son identité culturelle. Un vrai défi, si on considère qu’il faut un engagement critique dans la politique identitaire et une solide réflexion pour ne pas tomber dans le piège de la pure consommation, de l’exotisme et de la proscription qui semble également présents dans certaines pièces du Palais de Tokyo. Je pense que le Spectateur émancipé de Jacques Rancière (Rancière 2008) aurait sans doute besoin de «l’aide externe» de ces corps qui ont été culturellement rejetés, mais cet argument ouvrirait sur une discussion différente, ce pourquoi je voudrais retourner à Toxic.
La projection en toile de fond de Toxic joue avec les notions culturelles et les suites du projet colonial qui sont encore utilisées dans la photographie judiciaire traditionnelle. Les idées sur le corps humain, sur la construction culturelle du «nous» et des «Autres», de l’exotique et du normal, sont liées au bertillonnage qui est devenu un modèle de description de la vérité du corps humain. Ces photographies, historiques ou contemporaines, «contribuent à discréditer la notion même d’objectivité et à remettre en question la transparence supposée du cliché photographique», comme l’a souligné le théoricien de la culture visuelle Brian Wallis (2003, 165).
J’appréhende la photographie et le cinéma dans une temporalité incluse dans un système de croyance, selon l’idée de vérité et de temps définie par Roland Barthes (Barthes, 1981). Mais la photographie devrait être prise comme l’idée de ce qui connecte l’animé à l’inanimé, comme ce qui alimente notre désir morbide de substances toxiques. Le passé – et donc l’histoire – lié aux notions de mort et de vanité élève la photographie et le cinéma au rang de preuve de vie à travers un rappel constant de notre évanescence.
La photographie anthropométrique est le point de départ du film Toxic, même si les types présentés par Boudry et Lorenz sont étranges et grotesques. Ceci me rappelle le système hégémonique que ce type de fixation visuelle a engendré et sa rémanence. Ma perception est contaminée par certains systèmes de croyance visuelle et je m’appuie sur cette base (Alcoff 2006), mais je suis également le résultat de ce Regard extérieur qui fixe mon corps dans une position culturelle et historique par rapport au monde.

Interview de Werner Hirsch
Ce Regard est remis en question dans Toxic quand à la fin supposée du film, le spectateur est confronté à une situation classique d’interview. Une interview suit habituellement un scénario clair. Quand la personne interviewée commence à parler, on s’attend à ce qu’elle aborde un thème précis, ou qu’elle partage son expertise dans un domaine spécifique, ou assoie son autorité et on se doit de l’écouter.
Dans un documentaire autour du portrait d’une personne importante, on peut même en apprendre plus sur son intimité, avoir un aperçu de qui elle est vraiment, au fur et à mesure que la caméra se centre et s’attarde sur son corps. La forme est simple: une question précède habituellement ces scènes et quelquefois, le public entend une voix off, mais la plupart du temps, on n’entend pas la voix, on ne sait même pas qui est la personne qui interviewe, sauf si cette personne est elle-même une figure d’autorité. Mais ici, on a l’impression que quelque chose n’est pas à sa place: le/la performeur/se Werner Hirsch nous parle d’un rêve où les techniciens du tournage se révoltent car ils semblent être piégés dans un lieu de silence. Le questionnement de Werner Hirsch crée une dynamique opposée à celle de Shirley Clarck dans son film Portrait de Jason en 196,7 où l’ancienne danseuse blanche fait le portrait de Jason Holiday en une nuit en posant des questions hors du champ de la caméra, comme on l’a déjà vu. Jason Holiday, se définissant comme Noir, prostitué et gay, fonctionne en amuseur solo, ce qui provoque une violente dichotomie entre le spectacle et le spectateur, parce que Shirley Clarck reproduit un regard voyeur de Blanche qui examine un corps noir masculin. Werner Hirsch est justement en opposition avec ce type de portrait et renverse cette dynamique de pouvoir que je viens juste de décrire.
L’interview semble déjà ne plus fonctionner lorsque Werner Hirsch commence par raconter son «rêve». En effet, il/elle remet en cause la construction de l’interview elle-même face à la personne qui l’interviewe et l’équipe du tournage. Il/elle déclare avoir l’impression d’être à un interrogatoire de police. Le Corps de la personne interviewée devient une voix qui parle à un silence presque absent. La caméra devient l’œil universel, zoomant sur et hors du décolleté poilu de Werner Hirsch et s’éloignant lorsque l’interrogation devient plus tendue. Les spectateurs sont laissés dans le noir et supposent que quelque chose de l’ordre d’une conversation ou d’une dispute a éclaté avant que la scène ne soit tournée.
Nous sommes entraînés à écouter, nous spectatrices et spectateurs, et nous nous demandons rarement qui d’autre participe à la réalisation d’un document filmique. Dans la manière dont je perçois Toxic, Pauline Boudry et Renate Lorenz posent des questions essentielles à travers la réactualisation de cette interview de Jean Genet en 1985 à la BBC – Qu’est-ce que cela signifie de casser l’ordre des choses? Quelles sont les Limites de la Représentation, où commence la désidentification et quels sont ses obstacles en tant que projet politique?
Il y a quelque chose de queer dans les images et les performances que Pauline Boudry et Renate Lorenz nous livrent, dans les corps projetés sur l’écran et dans la façon dont ce film nous atteint. J’emploie queer dans un double sens. D’un côté je suis la définition de Jose Esteban Muñoz quand il dit: «Le queer est un mode de structure et d’éducation du désir qui nous aide à voir et à sentir en sortant de l’ornière du présent», ce qui rappelle le rêve presque palpable de Werner Hirsch. Jose Muñoz poursuit: «Le queer est ce qui nous fait sentir que ce monde ne suffit pas, qu’il manque vraiment quelque chose. Souvent, on peut entrapercevoir les mondes proposés et promis par le queer dans le domaine de l’esthétique» (Muñoz 2009, 1). Le Toxique revient alors à une proposition d’instabilité.
De l’autre côté, selon ma lecture, le queer désigne «la pratique de (dé)construction identitaire qui résulte en un nouveau type de conscience de diaspora, ni ancrée dans des identifications ethniques, ni reliée à une patrie mythique» (2011, xxxvi) comme l’a dit Fatima Tayeb dans une perspective transnationale. Elle prolonge un débat sur la théorie du Queer qui s’oriente vers une approche phénoménologique alimentée par un ensemble de discussions animé/inanimé, sujet/objet ou humain/inhumain. Dans cette lecture, le queer est complexifié par l’introduction du Toxique comme forme d’existence entre les paradigmes phénoménologiques animé/inanimé. Mel Chen pose une question essentielle dans son texte «Toxic Animacies, Inanimate Affections» sur les liens relationnels et les dichotomies intrinsèques à partir desquelles s’est structurée la pensée occidentale sur la race, l’hygiène, la sexualité et l’État-nation. Elle identifie ainsi une structure de pensée phénoménologique qui repose sur l’idée de l’animé/inanimé. La toxicité crée un pont entre ces deux paradigmes et nous permet de considérer la pièce de Pauline Boudry et de Renate Lorenz à un autre niveau. L’intervention et l’attention de Mel Chen sur le Toxique peuvent être interprétées comme le point de départ du concept de «désobéissance épistémique» de Walter Mignolo en tant que pratique post-coloniale (Mignolo 2000). Car ce que Mel Chen critique dans le travail phénoménologique de Sarah Ahmed ou de ses prédécesseurs Husserl et Merleau-Ponty, c’est la distinction entre animé et inanimé ou les relations corps/objet. Toxic écarte ce dualisme et invite à rechercher des systèmes de pensée qui englobent les multiplicités de nos existences.
Un défi repris dans le film lorsque la caméra se tourne vers les productrices du film Karen Michalsky, Renate Lorenz et Pauline Boudry, entre autres. Ce mouvement représente l’appel constant au changement et à la déstructuration des ordres et je dirais même de la Norme et de la Normativité. Werner Hirsch articule, littéralement et visuellement, un rêve, un désir de vision utopique et le met en marche. Le futur, l’imagination, le désir et la temporalité se rencontrent en cet instant précis et exigent une démocratisation du Domaine Visuel.
La situation d’interview sert de construction à l’intérieur de la structure du film pour remettre en question les ordres et les hiérarchies, les positions de pouvoir, les corps valides, les relations animé/inanimé et les autorités. Si nous considérons la Toxicité comme une figure théorique, ou comme un outil d’investigation plus profonde, il apparaît que le Toxique est moins une affaire de substances que d’idées et d’idéologies qui ont un impact sur les substances et le fond des idées et des idéologies. Les substances toxiques se déplacent de manière inaperçue, traversent les frontières, infectent et affectent nos corps et établissent des systèmes de pouvoir. La représentation des hiérarchies raciales et sexuelles, même si elles sont mises en forme différemment, est un phénomène global. Ces hiérarchies ont un effet évident sur tous ceux qu’elles concernent. Les idées sur les corps des Autres et sur l’ordre des choses font partie d’un processus définitoire que le poète et philosophe James Baldwin a désigné en ces termes: «En ayant le pouvoir de définir l’autre, c’est soi-même que l’on enferme dans une définition. Qui est alors victime de ce terrible piège?».
La photographie, comme la plus grande défenseure de la phénoménologie, a joué et joue un rôle essentiel dans la définition des corps dont nous faisons partie. Quels corps sont considérés comme dignes d’être photographiés et s’ils le sont, dans quel type de cadre et pour quel type de but? Nous semblons infectés et contaminés par ces pratiques allant du bertillonnage, qui s’est défini comme une perception typologique culturelle, jusqu’à l’Anthropométrie des Colonies, si bien que nous nous positionnons par rapport à elles, comme Frantz Fanon l’a vivement souligné dans son essai L'expérience vécue du Noir. Pour illustrer la valeur exemplaire de ces mythes visuels, voici un de mes souvenirs de 5ème d’une leçon sur les races humaines: le livre de biologie montrait trois photographies de face et de profil des types européen, négroïde et mongoloïde. Le professeur a désigné mon amie proche qui est coréenne, moi et un étudiant blond pour servir d’exemple aux images du livre.
L’installation de Pauline Boudry et de Renate Lorenz accompagnant le film déplace le cadrage visuel en mettant en lumière des photographies de criminels scannées venant d’archives. Des cartes de visite scannées se mettent ainsi en scène, les archives deviennent un agent permettant au spectateur de voir des images qui ne correspondent pas au système de classification et créent un contre-récit.
J’ai mis l’accent sur les corps que l’on rencontre dans le film et les photographies et qui sont figés dans une double contrainte visuelle. Mais la projection dans la projection suscite une multitude d’orientations. Nous sommes expulsés du carcan hégémonique de l’hétérosexualité. J’emploie la notion d’hétérosexualité comme Judith Butler lorsqu’elle écrit: «Les genres hétérosexuels se forment à travers la renonciation des possibilités de l’homosexualité, comme une voie à sens unique qui va vers un ensemble d’objets hétérosexuels en même temps qu’elle écarte l’ensemble de tous ceux qu’il est impossible d’aimer» (1997, 87). Si la figure de la toxicité décrit un espace entre animé et inanimé à l’intérieur d’un dualisme clivé, cela permet aux possibles de l’utopie queer de briser ces impossibilités.

La fin de la Détox – Pensées contaminées
L’indignation de Werner Hirsch à constituer une norme – entrer dans un musée, une galerie et donc des espaces artistiques – soulève la question essentielle d’où et de comment la résistance politique contre les ordres normatifs peut être exprimée. J’interprète cet argument comme une pratique de la désidentification mise en forme dans la veine de Jose Muñoz et de Judith Butler, comprise non pas comme une contre-identification mais plutôt comme «l’échec d’une identification» ou un «glissement» qui entraîne potentiellement un moment de perturbation et de réorientation. Une réorientation vers le Toxique plutôt qu’une pratique de la Détox, qui exprime une idée de pureté.
Quand je commence à penser au Toxique, la première chose qui me vient à l’esprit est le message dominant véhiculé par les média: la Détox. Le régime Détox, la cure Détox, les pilules Détox, la Détox semble apporter le Bonheur, correspond à une idée de beauté et de vitalité. Les publicités pour la Détox font l’apanage de sujets très sexués, racialisés et qui doivent être considérés comme faisant partie d’un système hiérarchique sexué hétéronormé. Leur cible est constituée des corps féminins blancs. Ce corps supposé propre, fertile et symbole de vie peut se retrouver dans la littérature médiévale et reflète les systèmes de croyance chrétienne. Non loin du corps féminin que je viens d’évoquer, Mel Chen propose une lecture du discours de "Thomas le petit train". Le personnage de dessin animé a été reproduit en jouet en bois et a produit un scandale aux Etats-Unis quand on a découvert que la peinture sur le jouet était contaminée au plomb lourd. Substance toxique s’il en est, entrée au contact du jouet lors de sa fabrication en Chine. La substance toxique et le lieu de production faisaient partie d’une dynamique racialisée. L’enfant qui était représenté dans les média comme l’Enfant Blond devait être protégé des forces étrangères maléfiques représentées par la substance importée.
Je voudrais en appeler à la fin de la Détox et à appréhender son potentiel utopique queer car la figure du Toxique offre la possibilité de remettre en cause notre façon de penser. Le Toxique et la Toxicité est un processus comme la vie elle-même et il y a donc quelque chose de queer dans la situation et le processus du film, bien plus que dans les corps mis en scène. Est-ce la situation, l’acte, la performance ou en d’autres mots le processus / action qui devient queer? La toxicité est le résultat d’un processus qui fait partie d’une réaction et d’un réseau d’interdépendances. Renate Lorenz et Pauline Boudry nous incitent, spectatrices et spectateurs, à en prendre conscience et à accepter le fait que nous faisons partie de l’installation, que nous sommes ceux qui mènent l’interrogatoire, nous qui nous ne sommes pas encore révoltés et qui semblons rester dans les positions que la société nous a imposées. Werner Hirsch compte sur nous pour casser l’ordre des choses et malgré le fait que nous ne serons peut-être jamais capables de nous défaire du domaine des idéologies, comme l’a dit Louis Althusser, nous serons peut-être capables de changer les idéologies elles-mêmes en acceptant que nous faisons partie d’un déclin permanent et qu’il n’y a aucune pureté nulle part. Dans le cadre plus large de cette Triennale (Paris, 2012), Toxic ne remet pas seulement en cause les cadrages hétéronormatifs et les logiques raciales. Pauline Boudry et Renate Lorenz analysent et se confrontent aux peurs et aux rêves qui continuent à nous enchanter jusqu’à ce que nous soyions obligés de porter nous-mêmes ces fantasmes visuels matérialisés et leurs fonctions identitaires.


Texte publié (partiellement) dans le Journal des Laboratoires, septembre-décembre 2012

Nana Adusei-Poku est diplômée d’un Master en Média et Communications du Goldsmiths College de Londres. Depuis 2009, elle est doctorante, titulaire d’une bourse de recherche du programme "Genre comme catégorie du savoir" de l’Université Humboldt à Berlin. Elle a été professeure invitée à l’Université de Legon au Ghana, à la London School of Economics and Political Sciences, ainsi qu’à Columbia University à New York. Pour sa thèse intitulée "Conditions of Existence", elle écrit sur les artistes contemporains noirs aux Etats-Unis et en Allemagne, en lien avec le concept curatorial de "post-Blackness". Elle a donné un cours initulé "Gaze, Race and Gender in Visual Culture", qui a reçu le prix de l’enseignement d’excellence de l’Université. Elle est actuellement Maître de conférences en culture visuelle, théorie queer et post-colonialisme au département Arts & Médias de l’Université des Arts de Zurich (ZHdK).

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