Toxines toxiques par Pauline Boudry et Renate Lorenz (traduit par Clémentine Bobin)

Le point de départ de notre prochain projet, que nous allons développer au sein des Laboratoires d'Aubervilliers, est la figure du «toxique». On parle d'un seuil toxique, d'une charge toxique et de déchets toxiques, on a des agents toxiques, des doses toxiques, des effets toxiques, des substances toxiques, des actifs toxiques. Récemment les débats ont couvert un éventail allant des fleurs ou jouets toxiques à l'abus de drogue et à l'obésité, en passant par les actifs toxiques des institutions financières, la catastrophe pétrolière du Golfe du Mexique, et Fukushima. Mel Y. Chen (2011) examine la façon dont des matériaux – autres que les êtres humains – sont ainsi qualifiés sexuellement et racialement sur la base d'un discours sur la toxicité: le plomb, par exemple, a été récemment racialisé et défini comme chinois, la radioactivité et sa rémanence comme japonaises, etc. Ces débats autour de la toxicité, selon Chen, sont le plus souvent employés pour différencier – pour créer et maintenir des hiérarchies entre ceux qui consomment les produits toxiques et ceux qui les produisent, les corps valides et les corps invalides, les classes moyennes et les classes ouvrières. Les effets hiérarchisants des toxines sont établis par proximité: une proximité entre individus, mais également entre individus et produits ou produits dérivés qui circulent dans le commerce.
Le toxique apparaît comme une menace pour la norme et la normalité. Il porte au grand jour la vulnérabilité des corps, il perturbe le fantasme de l'autonomie et la culture du valide. Il vient contrecarrer la biographie et le mode de vie hétéronormatifs bourgeois (la capacité à élever des enfants, à s'adapter au rythme accepté du travail et du temps libre, et à gagner un salaire suffisant pour vivre). La mise en contact avec des substances toxiques est associée à l'incapacité à travailler, à l'absence d'avenir, au retard cognitif ou à l'agressivité, aux allergies et au cancer.

toxic toxins, aubervilliers 2011
Plantes sauvages poussant à proximité du Fort d'Aubervilliers, ancien site d'enfouissement de déchets militaires et d'expériences sur l'uranium menées par Pierre et Marie Curie © Pauline Boudry

Mais il semble que l'ambiguïté de la figure du «toxique» est plus complexe encore : une toxine peut être tout aussi bien un médicament qu'une drogue dite douce ou dure ou un déchet toxique. En tant que médicament, une toxine peut maintenir en bonne santé. On peut a contrario être accusé – ou s'accuser soi-même – de s'empoisonner, d'élever sa toxicité ou de contribuer à sa propre léthargie ou dépression (par la consommation d'alcool, la marijuana, une mauvaise alimentation...), au lieu d'améliorer sa vivacité d'esprit, son bonheur, sa vitesse, sa forme et sa santé. Lauren Berlant (2007) fait ainsi valoir qu'être en bonne santé pourrait être considéré comme un effet secondaire d'une normativité réussie, tandis que l'obésité (ou la  drogue) pourrait n'être que le seul échappatoire possible face à la pression combinée de lourdes journées de travail et des tâches familiales. S'alimenter, par exemple, pourrait donc être une activité qui va à l'encontre de toute définition d'une identité autonome. Berlant considère l'alimentation comme une forme d'auto-médication par l'auto-interruption. Manger peut servir de réponse à un environnement anxiogène, tel le cercle familial. Cela peut aussi être lié au fait d'appartenir à une communauté organisée autour de promesses de confort.
Mais l'idée que le corps doit être protégé des substances toxiques présuppose un corps a priori sain. Chez tous ceux qui ne peuvent ou ne veulent pas faire le lien entre leur propre corps et l'idée du corps sain (pour différentes raisons, racisme, culture du valide, homophobie, transphobie, maladie, ressources insuffisantes pour se maintenir en bonne santé ou avoir accès à l'éducation, désir d'expérimenter avec les concepts de vie et la sexualité...), le corps pourrait donc être plus vulnérable aux substances toxiques. Chen nuance sa critique des dimensions raciales et homophobes du discours du toxique par ses propres anxiétés et appréhensions envers les substances toxiques:
«Quelques voitures passent à toute allure ; instinctivement mon corps se rétracte et mon vocabulaire corpo-sensoriel commence à réapparaître. Quelques piétons viennent à ma rencontre. Avant qu'ils ne s'approchent j'évalue rapidement s'il y a des chances (si c'est «leur genre») qu'ils portent du parfum ou de l'eau de toilette, ou de la crème solaire. J'examine leur visage à la recherche de bouffées de fumée, ou du mouvement des lèvres qui les précède; je scrute leur main à la recherche d'un objet blanc et fin, ou d'un mégot. En un instant, avec une rapidité physique stupéfiante, mon foie crie sa haine, une haine dont l'intensité m'interloque à chaque fois. Je suis habituée au phénomène; mes regards scrutateurs surviennent par automatisme dès que j'aperçois un mouvement humain à proximité, et j'ai appris à me préparer à être déçue. Cette préparation me rappelle la façon dont je me préparais à ce sentiment que je ressentais, plus jeune, quand je croisais ne serait-ce qu'un instant le regard d'un passant raciste exprimant un dégoût apparent pour ma forme asiatique hors-genre.»¹
Bien que le corps qui ne veut/ne peut pas passer pour valide doive lui aussi se protéger des substances toxiques, il est paradoxalement identifié au toxique: «Vêtue du double costume de ma peau raciale et d'un masque chimique, je suis perçue comme le symbole vivant d'une maladie contagieuse comme le SRAS et on me regarde souvent avec quelque forme de répulsion instinctive»². La condition toxique ne permettrait pas toujours d’accéder à un pouvoir d’agir à travers une consommation accrue de drogue mais elle pourrait tout autant produire une autre forme très particulière de «socialité queer»: «Un état d'inertie, une attente jusqu'à ce que ça passe, une distance à l’intérieur de la maison comme condition pour que des êtres humains puissent vivre ensemble».³

Si Chen soutient que les figures du toxique s'étendent aujourd'hui à un éventail toujours croissant de discours environnementaux, sociaux et politiques, il semble que le toxique ait été actif dès les temps coloniaux. Des drogues comme le café, le thé, le tabac ou l'opium et les médicaments étaient des productions importantes des colonies. Il existait des livres et des brochures prévenant les empereurs coloniaux contre l'usage de substances toxiques par les peuples indigènes. Des plantes toxiques étaient parfois plantées à proximité des points d'eau et une fois jetées à l'eau empoisonnaient non seulement l'eau elle-même mais par extension les animaux et les humains qui la buvaient. Certains colons étaient empoisonés par vengeance avec des plantes venimeuses, ajoutées à leur eau ou à leur repas. Leur bétail était empoisonné, et le lait rendu toxique en frottant les pis des vaches avec des toxines.


Bibliographie:
- Mel Y. Chen (2011): «Toxic Animacies, Inanimate Affections», in GLQ 17:2-3, Duke University 2011, p. 265-286
- Lauren Berlant (2007): «Slow Death (Sovereignty, Obesity, Lateral Agency)», in: Critical Inquiry 33 (été 2007), The University of Chicago, Chicago, p. 754-780
- Golf Dornseif: «Giftmord und sonstige Kolonialkriminalität» (http://www.golf-dornseif.de, 13 novembre 2011)


Texte publié dans le Journal des Laboratoires, janvier-avril 2012