illegal_cinema #15

Séance proposée et présentée par Yves Mettler, artiste interventionniste et chercheur.

Isolation (Luke Seomore et Joseph Bull, Grande-Bretagne, 2009, 64’)

Traduction de guerre : le cas de l’Irak, par Yves Mettler

Un homme, ancien soldat de l'armée britannique, invite chez lui d’autres soldats revenus vivre dans leur ville d'origine après leur service en Irak afin de discuter. Cette situation me rappelle Walter Benjamin, surtout lorsqu’il raconte le retour des soldats de la Première Guerre mondiale chez eux, incapables de dire ou de rendre compte de quoi que ce soit. La forme radicale du film repose sur des moyens volontairement très maniérés pour examiner les manières de rendre compte, à la recherche d’un témoin authentique entre là-bas et ici; sur cette guerre en Irak où j'ignore complètement ce qui se passe, bien que j’en entende parler tous les jours. J’aimerais me servir de ce film pour partager et discuter des moyens d’exprimer l’expérience de guerre dans la vie civile, sachant que chaque guerre nécessite un langage spécifique. Pour compléter cette proposition, j’ai pensé à trois textes sur le témoignage, l’interview et la transmission de l’expérience. Je suis certain que bien d’autres textes existent, et je serais heureux de les partager avec vous.

Les témoins peuvent-ils parler ? Sur la philosophie de l’entretien, par Hito Steyerl

Les témoins ne rendent pas seulement compte du monde, mais aussi et avant tout le produisent dans un sens social et politique. Si nous voulons dépasser le solipsisme de notre expérience individuelle, nous ne pouvons le faire qu’en témoignant. Si nous voulons savoir ce qu’il se passe dans une guerre lointaine, il nous faut d'ordinaire nous en remettre aux témoins. Plus généralement, distinguer un témoin représente une tentative de s'ouvrir à l'expérience des autres. C'est une première étape dans le processus de confrontation avec cette tâche paradoxale que Wittgenstein décrit de manière si saisissante: sentir la douleur dans le corps de l’autre. Mais le témoignage possède également un rôle majeur au-delà de l’expérience individuelle. Hannah Arendt considérait “la vérité factuelle”, dont le témoignage est censé donner la preuve, comme la condition du sociétal per se. D’après Arendt, ce n’est rien de moins que la “surface sur laquelle nous nous tenons et le ciel qui s’étire au-dessus de nous”. En bref, le témoignage est insuffisant et incertain — mais il est indispensable.
(le texte est disponible dans son intégralité et en anglais sur http://eipcp.net/transversal/0408/steyerl/en )

Le langage des choses, par Hito Steyerl (traduit par Pierre Rusch)

C’est seulement quand les formes documentaires articuleront les incongruités, les inégalités, les brusques changements d’allure, la désarticulation et les rythmes étourdissants, le déracinement et les pulsations arythmiques du temps, quand elles bloqueront la poussée vitale de la matière et la mortifieront par l’inexpressivité, c’est seulement alors qu’elles s’accorderont à la communauté matérielle d’aujourd’hui. C’est seulement quand cette forme de traduction aura abouti que l’expression documentaire réfléchira et renforcera le langage de ces choses transportées en un clin d’œil d’un bout à l’autre de la planète pour alimenter l’incessante consommation de marchandises, ou au contraire être mises au rebut comme des vieilleries inutiles. Et la réflexion sur les conditions de production dans lesquelles s’effectue la traduction documentaire pourrait alors donner naissance à de nouvelles formes de vie publique.(le texte est disponible dans son intégralité et en anglais sur http://eipcp.net/transversal/0606/steyerl/fr)

Walter Benjamin : quelques fragments biographiques
, par Lloyd Spencer

Benjamin était convaincu que l’ultime doctrine médiévale des quatre tempéraments (optimiste, cholique, flegmatique, spénétique) s’avérait plus pertinente pour les complexités et les tensions de son caractère que la théorie moderne sur la psychologie, qu’elle soit béhavioriste ou psychoanalytique, qui prend appui sur une détermination du passé sur le présent. Benjamin refusait l’influence du passé dans le présent mais souhaitait rétablir à partir du passé ce qui est le plus vital pour le présent et pour l’avenir. Comme l’existence tumultueuse de Benjamin elle-même entreprit de s’engager vers le recouvrement des vérités fragiles et hors d’atteinte rapportées par la mémoire, cet enjeu gagna en intensité. Benjamin ne craignait pas d’affirmer plutôt ouvertement que la préservation des vérités du passé n’était plus une fonction jouant le rôle de continuité avec ces mêmes vérités. S’il avait été possible de préserver de telles traces de l’histoire et de l’expérience face aux ravages de l’histoire et de l’expérience, ce n’était plus le cas désormais. La normalité de la catastrophe et la catastrophe d’une normalité à la fois disjointe, répétitive et vide avaient rendu suspecte toute continuité. Seules sur la surface, ou sur la base, d’une perte, la distance et la destruction peuvent faire émerger ces vérités, lesquelles semblent puisées dans la mémoire; elles sont nécessairement rapportées avec difficulté, sur la surface des obstacles, à l’image du résultat d’un travail de reconstitution, aussi éprouvant qu’intimidant.
Les racines de l’expérience, propre à Benjamin, de ses préoccupations intellectuelles explorées de manière la plus obsessionnelle ne sont pas compliquées à distinguer, mais difficile à suivre. Par exemple, l’impact sur la vie de Benjamin du suicide de son ami, le poète Heinle, qui mit fin à ses jours à la suite d’un accord avec sa fiancée qui refusait son retour à la guerre, est à noter parmi ceux qui étaient très proches de lui. L’effet probable de cet événement dans la définition exprimée par Benjamin des catégories morales, même pendant la période durant laquelle il commença à acquérir une conscience historique et politique plus fine, est difficile à surestimer. Mais comment pouvons-nous comprendre les conséquences de ce fait concernant l’ami que Benjamin lui-même avait plus ou moins expulsé du groupe “Mouvement de la Jeunesse” auxquels ils appartenaient ? Comment saisir le désir de voir arriver les réalisations plus concrètes de ses idées, bien que Benjamin insistât sur l’attente de leur révélation, les laissant entre-temps intactes ?”


Les traductions sont assurées par Virginie Bobin et Mathieu Lericq.

ARF