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Un code, quelque complet qu’il puisse paraître, n’est pas plutôt achevé que mille questions inattendues viennent s’offrir au magistrat. Car les lois, une fois rédigées, demeurent telles qu’elles ont été écrites. Les hommes, au contraire, ne se reposent jamais ; ils agissent toujours : et ce mouvement, qui ne s’arrête pas, et dont les effets sont diversement modifiés par les circonstances, produit, à chaque instant, quelque combinaison nouvelle, quelque nouveau fait, quelque résultat nouveau.

 

Discours préliminaire du premier projet de code civil, présenté en l’an IX par MM. Portalis, Tronchet, Bigot-Préameneu et Maleville, membres de la commission nommée par le gouvernement ; Entendu le 13/7, sur France Culture dans l’émission Histoire de, « Histoire de la loi », par Renaud Denoix de Saint Marc.


Dans l’édition d’avril du Journal des Laboratoires, nous publiions, avec la nouvelle « Conte pour une jurisprudence », un ensemble de textes et de courriels (pièces 1 à 7 ) qui documentait la génèse de notre projet : comment, partis de l’idée d’adapter cette nouvelle sous une forme cinématographique, nous nous étions finalement convaincus que le contexte nous offrait l’occasion idéale de mettre en œuvre réellement le principe qui y était décrit : la recherche d’une assurance de séjour pour des étrangers en situation précaire sur le territoire basée sur leur collaboration avec des artistes « Schengen »(1). Le projet, provisoirement nommé « projet pour une jurisprudence », s’organise selon trois axes : la constitution d’un cadre juridique avec le concours de juristes spécialistes du droit d’auteur et du droit des étrangers, la mise en place de plusieurs collaborations, et l’écriture d’une plaidoirie destinée d’une part à être présentée au public et pouvant d’autre part servir de base à la réelle défense d’un des coauteurs face au juge administratif chargé de statuer sur son éventuelle reconduite à la frontière. Pour cette nouvelle édition du Journal des Laboratoires, nous avons choisi de publier une sélection d’extraits de courriels, de notes de travail, de lecture et de repérage, qui permette d’appréhender à la fois différents aspects du projet et l’état de son avancement.
Le 2 mars 2007, nous rencontrons les juristes, Sylvia Preuss-Laussinotte et Sébastien Canevet ; chacun évoque, à propos du projet, une idée neuve et féconde : la première y voit une possibilité offerte au juge d’user de son rôle créateur, et le second, une manière de re-personnaliser le droit d’auteur confisqué par les majors et autres grands groupes de l’industrie culturelle.

(8) L’ŒUVRE ENGAGÉE
EXTRAIT DU COURRIEL DU 13 MARS 2007 DE OLIVE MARTIN ET PATRICK BERNIER 
À SYLVIA PREUSS-LAUSSINOTTE ET SEBASTIEN CANEVET, JURISTES

[…] Nous partons de l’hypothèse que pour que l’œuvre créée offre une garantie efficace contre la reconduite à la frontière de son coauteur, il faudrait que celui-ci en soit le seul dépositaire et le divulgateur exclusif. Que l’œuvre soit propriétaire comme on le dit d’un logiciel. À titre d’exemple et pour filer, à rebours, une métaphore chère au monde du logiciel libre : si on imagine qu’une collaboration entre deux cuisiniers aboutisse à la création d’un nouveau plat, que sa recette et sa préparation reste le privilège exclusif de celui qui doit être défendu ; au moins jusqu’à ce que celui-ci obtienne gain de cause, son droit de séjour en l’occurrence ; qu’alors la recette puisse être mise à disposition de tous ; qu’ainsi, la liberté de circuler de l’œuvre passe par celle de son coauteur, sa période propriétaire n’étant qu’un épisode rendu nécessaire par la situation entravée de son hôte. On ne parlera pas d’œuvre otage, malgré la proximité étymologique, parce que cela viendrait à considérer que l’œuvre est retenue contre son gré, alors qu’elle est dès l’origine solidaire, mais plutôt de gage, et donc d’œuvre engagée. […]

(9)RE : L’ŒUVRE ENGAGÉE 
EXTRAIT DU COURRIEL DU 13 MARS 2007 DE S. CANEVET, JURISTE À O. MARTIN ET P. BERNIER

[…] Une simple remarque concernant votre exemple de la recette de cuisine. Je le connais bien, étant moi-même utilisateur et propagateur de logiciels libres, mais je ne le trouve pas bien choisi en l’espèce, du point de vue juridique.
En effet, la recette de cuisine fait partie du « fond commun » insusceptible d’appropriation par la voie du droit d’auteur, ce qui fait que votre démonstration est un peu bancale. Il conviendrait peut être de choisir un autre exemple.
En revanche, j’aime beaucoup l’idée de l’
œuvre « engagée », dont la liberté passe par celle de son hôte. Elle peut avoir un véritable «habillage» juridique puisque l’œuvre n’a pas besoin d’être matérielle pour être juridiquement protégée. Il est en revanche utile d’en conserver des preuves, et là je pense aux « carnets » de Baloua dans l’affaire que vous avez trouvée (2) […].

(10) LE RÔLE CREATEUR DU JUGE. EXTRAIT DU COURRIEL DU 13 MARS 2007 DE O. MARTIN ET P. BERNIER, A S. PREUSS-LAUSSINOTTE ET S.CANEVET, JURISTES

[…] À la fin de la nouvelle3, est qualifié d’esthète, le juge qui serait prêt à prendre en considération la situation des coauteurs ; artiste ou créateur serait peut-être plus juste : sa décision donnant la touche finale au projet, il en devient lui-même comme un des coauteurs. C’est peut-être un point à garder pour la plaidoirie. […].

(11)
RE : LE RÔLE CREATEUR DU JUGE : EXTRAIT DU COURRIEL DU 13 MARS 2007 DE S. PREUSS-LAUSSINOTTE, JURISTE, A O. MARTIN ET P. BERNIER

[…] En effet, un juge peut prendre en compte la situation de l’artiste, et à son tour participer à cette œuvre. Sur le fond, il peut permettre à l’œuvre de l’artiste d’exister, en annulant son éloignement (c’est son pouvoir d’appréciation) ; mais sur la forme, il peut lui-même l’accompagner et faire à son tour œuvre créatrice en rédigeant sa décision de telle sorte qu’elle soit en elle-même cette « œuvre engagée » qu’évoque Sébastien, – loin des considérants figés, stéréotypés et répétitifs des jugements (dont j’ignore l’auteur d’origine...).
Savez-vous que les conclusions des commissaires du gouvernement – qui disent le droit aux juges administratifs avant qu’ils ne rendent leur décision – sont considérées comme des œuvres leur appartenant, qu’ils peuvent monnayer, ce qui n’est pas le cas des décisions de justice ? Cette curieuse exception devrait autoriser les juges à oser, et à créer. Nous en avons connu quelques-uns qui ont brisé les barrières et rédigé des jugements joyeux, poétiques, prolifiques, flamboyants – libres. Il y en a bien peu, et ils n’ont pas résisté longtemps à l’écrasement hiérarchique.
Je vais chercher d’autres jurisprudences – mais en général, les juges du fond (ici des tribunaux administratifs) sont plus attentifs à aider les artistes que les juges d’appel ou du Conseil d’Etat : ils voient et entendent les personnes, alors que les juges d’appel et de cassation statuent d’extrêmement loin, sur des dossiers de papier déshumanisés, stéréotypés. […].

(12)
LANGUE ATOMIQUE COURRIEL DU 19 MARS 2007 DE O. MARTIN ET P. BERNIER À S. PREUSS-LAUSSINOTTE ET S. CANEVET, JURISTES.

[…] C’est intéressant de noter comment chacun d’entre nous veut s’échapper de son champ – soit qu’il s’y trouve à l’étroit, soit qu’il s’y sente impuissant –, pour investir celui de l’autre – considéré idéalement comme plus libre ou plus opérant. Ainsi cette langue litanique des considérants que vous qualifiez de grise et que vous opposez à une langue plus libre et plus créatrice, nous attire-t-elle par ce qu’elle contient de strates et d’imbrications, de cristallisation de débats antérieurs et de rapports de force successifs. Cette langue, loin de nous apparaître sans qualité, nous semble extrêmement tendue. Sa puissance n’est pas lyrique mais atomique (!). Nous lisons actuellement, pour un projet parallèle, les jurisprudences de la cour suprême du Canada sur les questions autochtones. Cette lecture, ardue pour des néophytes comme nous, n’en est pas moins passionnante parce que s’y (d)écrit la rencontre, la collision d’histoires particulières avec un noyau d’histoire constituée.

Ce désir du champ de l’autre nous semble, non seulement transformer en co-opération ce qui aurait pu ne rester qu’une prestation de service, mais permettre également, en retour, de recharger son propre champ de son pouvoir de séduction. […].

(13)
RE : LANGUE ATOMIQUE COURRIEL DU 20 MARS 2007 DE S. PREUSS-LAUSSINOTTE À O. MARTIN ET P. BERNIER

[…] Soit – mais ces strates et ces imbrications, si l’on prend les décisions spécifiques aux étrangers, découlent d’un moule initial ancien, stratifié de longue date – au point que leur élaboration en est extrêmement simplifiée : un ensemble de modèles jadis inscrits dans un manuel dit « manuel du conseiller » (d’État, du tribunal administratif), en quelque sorte prêts à l’emploi puisque ne nécessitant plus que l’indication du nom des parties, et la date – un mécanisme de reproduction sans inventivité. L’informatisation a accentué ce mécanisme au point qu’à Paris, les juges « rédigent » – si l’on ose employer ce terme inadapté – leurs décisions avant l’audience, la signature les officialisant n’étant apposée qu’ensuite, pratique à laquelle les juridictions supérieures n’ont rien trouvé à redire.
Le contentieux de l’éloignement des étrangers est le plus stéréotypé, d’une grande violence dans sa répétition et dans l’extrême sécheresse de son langage, uniformisant sans âme les histoires particulières pour n’en faire qu’un immense schéma brutal et identique, une vision uniforme d’un étranger sans droits et sans existence/avenir possible.
Ces jurisprudences renvoient à une conception du procès et de la décision du juge extrêmement différente, issue de la common law 4 – que l’on retrouve aussi dans les arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme et qui me semble illustrer de manière autrement plus créatrice l’œuvre du juge. […]

(14)
RE : LANGUE ATOMIQUE COURRIEL DU 20 MARS 2007 DE O. MARTIN ET P. BERNIER À S. PREUSS-LAUSSINOTTE ET S. CANEVET, JURISTES

[…] C’est en fait une routine (l’acception informatique du terme fait écho à ce que vous dites de la dérive des procédures parisiennes) qui s’est installée. À tel argument, tel considérant comme à telle attaque, telle riposte, comme on récite ses ouvertures dans le jeu d’échec. Pour en sortir, il faut un nouveau coup, un coup non répertorié, non encore analysé qui invalide le jeu stéréotypé. C’est ce coup que nous visons et que nous devons consolider avec vous pour qu’il soit décisif. […]

(15)
IMMIGRATION CHOISIE COURRIEL DU 23 MARS 2007 DE O. MARTIN ET P. BERNIER À S. PREUSS-LAUSSINOTTE ET S. CANEVET

[…] Il ne s’agit pas pour nous de faire valoir l’excellence comme visa : ce serait valider l’idée d’immigration choisie.
Pour que notre position soit claire, il nous faut reprendre comme postulat l’affirmation de Beuys que « tout homme est artiste ».
Comme le souligne Brian Holmes dans « Exception culturelle, politique sociale »5 : « Beuys veut dire deux choses à la fois. Premièrement dire que tout homme est un artiste ne signifie pas que tout homme est peintre, sculpteur etc., mais tout homme a une « puissance virtuelle de création ». Deuxièmement que la création n’est pas le monopole des artistes ! Beuys anticipe ici, avec son mot d’ordre «tout homme est un artiste », une transformation majeure de nos sociétés. Le travail industriel n’est plus la source principale de la production de la richesse, mais la connaissance, le savoir, la culture. La capacité d’invention et de création de tout un chacun est ce qui est « mis au travail» et exploité aujourd’hui. »
Notre projet se situe au carrefour de ces deux interprétations : d’une part nous croyons effectivement que « tout homme/femme a une puissance virtuelle de création » qui peut être réalisée, si elle ne l’est pas déjà, grâce au processus de collaboration, et d’autre part nous voulons subvertir ce devenir-force-de-travail de « la capacité d’invention et de création de tout un chacun » en le faisant advenir comme force de résistance et d’émancipation. Quel programme !! […]

(16)
EXTRAIT DE « CONVOCATION PIÉGÉE POUR UN CINÉASTE LIBANAIS », D’EMILIE RIVE IN L’HUMANITÉ DU 19 MARS 2007

« J’ai l’impression de faire partie d’un quota d’expulsion à remplir. Je ne suis plus qu’un chiffre. Je suis totalement contre la notion d’immigration choisie, c’est ignoble. Mais je travaille dans un milieu intellectuel, de création, je fais honneur à la France, mes films passent dans des festivals français et me rendent la vie impossible au Liban. J’ai vraiment l’impression de répondre aux critères de la loi. J’ai fait mes études au lycée français de Beyrouth, mes frères sont en France, j’ai des contrats jusqu’à 2009. Je ne suis pas un délinquant. Je devais représenter la France, jeudi prochain, au festival d’Augsbourg, en Allemagne. J’avais un tournage prévu, le mois prochain, au Yémen, toujours pour le cinéma français. D’un autre côté, je sais que je serai arrêté à l’aéroport et, si l’État libanais me relâche, je risque ma vie avec des groupes islamistes qui m’accusent d’être un traître. Je trouve ignoble qu’on me demande de faire des films pour l’industrie française et qu’on me jette, ensuite, comme cela. » Un appel est lancé aux cinéastes qui ont travaillé avec Waël Noureddine pour témoigner que son travail justifie le renouvellement de son titre de séjour. »


(17)
PLAIDOIRIE DE RUPTURE ?
EXTRAIT DE LA SYNTHÈSE DE LA RÉUNION AVOCATS/ÉQUIPE DES LABORATOIRES DU 17 AVRIL 2007

[…] La plaidoirie de rupture, dont Vergès est le théoricien et praticien le plus connu, consiste à contester dès le départ la légitimité du droit sur le fondement duquel est amené à comparaître son client, pour placer les débats sur un terrain plus politique que juridique. Si le droit des étrangers, tel qu’il est aujourd’hui verrouillé, invite bien à la rupture, notre projet n’en relève pas véritablement : nos convictions sont suffisamment heurtées par ce droit – ce déni de droit, plutôt – pour avoir assez d’arguments idéologiques à y opposer frontalement sans recourir à un projet artistique. Nous réservons cette stratégie à d’autres lieux de mobilisation. D’autre part, si nous considérions notre projet comme participant d’une stratégie de rupture, nous inviterions, paradoxalement et contre notre gré, à envisager la collaboration artistique comme une condition nécessaire, preuve d’une intégration indispensable, à l’obtention d’un titre de séjour, tandis que dans une stratégie qu’on dira d’interstice, ce « co-autorat » sera plaidé comme condition suffisante, c’est à dire comme ouvrant un nouveau droit à la régularisation, s’ajoutant à ceux découlant du mariage et de la paternité. Cependant, notre stratégie n’est pas totalement dénuée de rupture dans le sens où le but du projet est d’ouvrir une brèche dans les barbelés du droit des étrangers en faisant jouer des dispositions du droit d’auteur : Sylvia parlait alors de rupture cachée, Sébastien, de connivence dans la forme et de rupture dans le fond.[…]

 


(18)
CADRE JURIDIQUE
EXTRAIT DE LA SYNTHÈSE DE LA RÉUNION AVOCATS/ÉQUIPE DES LABORATOIRES DU 17 AVRIL 2007

[…] Plusieurs fois au cours de la discussion, la question s’est posée de savoir si le projet reposait sur un fond de droit ou bien sur une qualité de fait. C’est à dire si une démonstration juridique pouvait être construite indépendamment de ce que les collaborations mettraient en œuvre ou bien si des éléments de cette mise en œuvre, autres que les contraintes énoncées au départ (nature collaborative et immatérielle de l’œuvre), étaient nécessaires à l’argumentation. Nous avons bien noté qu’une affaire bonne en fait, même mauvaise en droit, pouvait emporter l’adhésion du juge capable ensuite d’habiller juridiquement sa décision. Cependant nous faisons le choix de baser notre argumentaire essentiellement sur le droit, de manière à éviter de faire peser la responsabilité du projet sur les coauteurs et leur permettre de collaborer le plus librement et sereinement possible. Ce fondement juridique qui servira de base à la plaidoirie déployée pour emporter la décision du juge est de notre ressort. Les faits seront du seul ressort des coauteurs, même si le cadre juridique influera nécessairement sur leur travail, ne serait-ce qu’en leur précisant ce qu’est, du point de vue de la loi, une œuvre de collaboration, par quelle preuve elle peut-être reconnue comme telle…


(19)
L’ŒUVRE DE COLLABORATION ARGUMENTAIRE À L’INTENTION DES COAUTEURS JUIN 2007

« Une œuvre de collaboration est une œuvre à la création de laquelle ont concouru plusieurs personnes physiques » article L113-2 du Code de la Propriété Intellectuelle. Selon les interprétations juridiques que nous avons pu lire cela suppose que les coauteurs aient participé chacun à la forme et ne se soient pas contentés de fournir l’idée de départ, ni d’obéir dans la mise en œuvre à des instructions assez précises pour exclure toute manifestation de personnalité de leur part. Il faut que l’œuvre soit le fruit d’une concertation (communauté d’inspiration + mutuel contrôle).
L’œuvre de collaboration est la seule catégorie d’œuvre pour laquelle toutes les personnes qui participent à la création peuvent bénéficier des mêmes droits : « L’œuvre de collaboration est la propriété commune des coauteurs. Les coauteurs doivent exercer leurs droits d’un commun accord. » article L113-3
Nous tenons à cette égalité des droits sur l’œuvre pour des raisons éthiques, juridiques et politiques.
Notre choix est motivé par le fait que l’œuvre est « attachée » à une personne. Si cette personne n’a pas les mêmes droits sur l’œuvre qu’elle porte que celui avec qui elle a travaillé, alors il s’établit entre eux, une relation inégale.
Même si l’œuvre était « donnée » à la personne par l’auteur, celui-ci garderait sur elle des droits moraux (droit de repentir, droit de divulgation, ...) qui sont incessibles, c’est à dire dont il ne peut se défaire. Ce qui veut dire que la personne quand bien même elle serait propriétaire de cette œuvre, continuerait d’être liée à l’auteur par une relation inégale.
Nous accordons d’autant plus d’importance à l’égalité de la relation entre les coauteurs que les personnes avec lesquelles nous souhaitons travailler sont dans une situation telle que l’espoir d’une résolution de leur problème est plus fort que les conditions éthiques de cette résolution. C’est donc de notre responsabilité d’offrir des solutions qui n’ajoutent pas à leur assujettissement.
Le statut d’interprète qui peut être considéré à juste titre comme « co-producteur de sens » n’est cependant pas non plus adapté car il renvoie à un droit différent de celui de l’auteur, qui est dit « droit voisin du droit d’auteur » et qui lui est subordonné comme le précise l’article L211-1 : « Les droits voisins ne portent pas atteinte aux droits des auteurs. En conséquence, aucune disposition du présent titre ne doit être interprétée de manière à limiter l’exercice du droit d’auteur par ses titulaires. »
Le statut d’interprète pose un autre problème : vis à vis du droit du travail, l’interprète est obligatoirement salarié. Or il est fort probable que les personnes avec lesquelles nous serons amenés à collaborer n’auront pas le droit de travailler. Les engager comme interprètes sera considéré comme du travail dissimulé, illégal, tandis que le droit d’auteur est indifférent à la situation des auteurs et permet une rémunération non salariée.
Nous sommes conscients de la contrainte extrême que représente le fait d’œuvrer en collaboration avec une personne non choisie mais il nous semble que c’est un pari qui vaut d’être relevé pour ce qu’il représente d’un point de vue politique. Ce partage « d’autorité » remet en cause l’intégration telle qu’elle est conçue par les pouvoirs de notre pays qui placent systématiquement l’immigré comme celui qui doit faire l’effort de compréhension et d’assimilation de l’autre culture, tandis que nous pensons que cet effort doit être consenti des deux côtés.

 


(20)
COLLABORATION COURRIEL DU 25 AVRIL 2007
DE P. BERNIER À S. PREUSS-LAUSSINOTTE ET S. CANEVET, JURISTES

[…] Savez-vous quand est apparu le terme d’œuvre de collaboration dans le droit français du droit d’auteur ? Suite à une intervention malheureuse dans un débat où je m’appuyais sur ce terme en dépit de la connotation historique négative, j’ai été vivement repris et renvoyé au fait que l’origine de la rédaction du code actuel remontait au gouvernement de Vichy, ce que la lecture de l’article de Anne Latournerie (http://multitudes.samizdat.net/article168.html) m’a partiellement confirmé.
Mais j’ai du mal à imaginer que ce terme de collaboration ait pu apparaître sous ce régime sans avoir été remis en cause par les législateurs suivants. Je serais soulagé d’apprendre qu’il était depuis longtemps consacré ou bien qu’il est d’usage plus récent, importé d’un droit européen ou international par exemple où il ne serait pas embarrassé par cette référence impossible.[…].


(21)
RE : COLLABORATION COURRIEL DU 28 AVRIL 2007 DE S. PREUSS-LAUSSINOTTE, JURISTES 
À O. MARTIN ET P. BERNIER

[…] Vous seriez surpris du nombre de termes et de textes créés sous Vichy qui ont encore vigueur juridique - prenons le certificat médical obligatoire pour se marier, introduit par le nazisme pour des vérifications parfaitement eugéniques, il est toujours bien là...[…]

(22)
DESSIN D’AUDIENCE TRIBUNAL ADMINISTRATIF DE PARIS 18 JUIN 2007



(23)
NOTES DE REPÉRAGE TRIBUNAL ADMINISTRATIF DE CERGY 15 et 25 MAI 2007

Nous prenons le bus affrété par la Mairie d’Aubervilliers pour les familles soutenues par son « Comité de Vigilance », créé suite à la circulaire Sarkozy du 13 juin 2006 relative à la régularisation des parents d’enfants scolarisés. Ce comité de bénévoles a assisté les parents pour monter leurs dossiers de régularisation et accompagne maintenant les très nombreux déboutés d’entre eux en recours devant le juge administratif.
Le tribunal convoque habituellement pour une même audience les ressortissants d’une même zone linguistique afin de ne mobiliser qu’un seul interprète. Le 15 mai, c’est le tour de familles chinoises. L’audience est déprimante. Après une longue attente dans des locaux très bureaucratiques, les affaires se succèdent et paraissent semblables : mêmes questions de la juge, mêmes plaidoiries stéréotypées des avocats commis d’office, même clou enfoncé par le représentant de la préfecture. Les couples se tiennent debout, très droit, parlent peu, et se triturent les mains dans le dos. L’interprète sort parfois de sa réserve pour animer une réponse ou réagir à un argument de la préfecture. Celle-ci se retranche systématiquement derrière le fait qu’une circulaire n’a pas force de loi et qu’elle n’est qu’incitative pour les préfets. L’argument finit par irriter l’un des avocats, plus offensif, qui fait valoir que si on ne veut pas laisser penser que la circulaire n’a été que le moyen de « faire sortir les sans-papiers du bois », il faut en appliquer les dispositions. Les jugements sont mis en délibéré, les familles les recevront par la poste dans une quinzaine de jours.

La semaine suivante, nous accompagnons cinq autres familles convoquées, originaires du Maghreb. Avant de traiter les affaires relatives à la circulaire Sarkozy, le juge appelle à la barre un homme célibataire d’origine ukrainienne qui recourt contre un APRF (Arrêté Préfectoral de Reconduite à la Frontière) pris à son encontre à la suite d’un contrôle d’identité. Son avocate plaide qu’il a « élu la France comme son pays d’attache intellectuelle » au cours d’un séjour universitaire régulier dans les années 90 ; qu’il a établi des liens forts avec notre littérature et histoire ; qu’il a notamment fait une étude de « Du contrat social » de Rousseau. Elle insiste sur le fait qu’il a renoncé à une position sociale et économique intéressante dans son pays pour revenir en France où il vit grâce à son talent dans le domaine de la menuiserie fine qu’il a développé entre savoir faire ancestral de son pays et tradition française du métier. Le juge annule l’APRF sur le champ, ce qui est assez rare dans cette procédure, et prononce même une injonction à la Préfecture de délivrer un titre de séjour.

(24)
NOTES DE REPÉRAGE TRIBUNAL DE GRANDE INSTANCE DE BOBIGNY 22 MAI 2007

Dans cette salle exigüe et d’une configuration contournée, située dans un coin du tribunal, un juge unique, dit « des Libertés et de la Détention », JLD pour les avertis, statue sur le prolongement de rétention des étrangers en situation irrégulière et sur le maintien en zone d’attente des étrangers non-admis sur le territoire. Cette audience est appelée communément « ex 35 bis et 35 quater », en référence aux anciens n° d’articles de l’ordonnance du 2 novembre 1945 révisée réglementant l’entrée et le séjour des étrangers en France.

Quand on entre dans la salle, qui a la particularité d’être plus large que profonde, on est orienté impérieusement par deux ou trois policiers de l’air et des frontières – PAF –, vers la dizaine de sièges alignés sur deux rangs qui se trouve sur notre droite, tandis qu’à gauche, attendent de comparaître les retenus. Nous sommes avec les proches, devant nous, la table où se préparent les avocats, à gauche, devant les retenus, le représentant de la préfecture, au centre, à trois mètres du juge, en léger contrebas, la table devant laquelle s’installent au rythme des cas, l’étranger retenu, son avocat, et selon la nécessité, un interprète.
Ce mardi-là, le JLD de semaine, à distinguer des JLD de week-end, car cette chambre fonctionne 7/7, est une juge d’une cinquantaine année, les cheveux grisonnants, imposante tant par sa stature que par l’assurance de sa voix. La préfecture est représentée une jeune femme blonde au verbe redoutablement clair.
Le premier cas présenté, une femme philippine, dont la famille est à nos côtés, fournit l’occasion pour son avocat d’en appeler à la jurisprudence d’une décision récemment prise par la juge elle-même. Il s’agit d’une position de principe, suivie solidairement par les JLD de semaine, qui fait suite à la condamnation toute récente de la France par la Cour Européenne des Droits de l’Homme – CEDH6. Cette position est évidemment contestée par la représentante de la préfecture, et il s’en suit un débat entre la juge, l’avocat et la préfecture, sur le bien-fondé en droit et en fait de cette jurisprudence. Nous nous demandons comment l’échauffement de ces trois protagonistes est ressenti par la femme philippine, à laquelle l’interprète est bien en peine de traduire ce qui se dit.

(25) 
NOTE DE LECTURE
LA PROPRIÉTÉ LITTÉRAIRE ET ARTISTIQUE B. EDELMAN, COL. « QUE SAIS-JE ? », 1989, CH.2, §3

« La nature du lien qui unit l’auteur à l’œuvre. Si l’œuvre est un «bien immatériel», et si, mieux encore, elle est analysée comme une production de la personne, il en résulte logiquement que c’est une personne qui s’incarne dans une œuvre et logiquement encore que cette œuvre doit être protégée sur le même mode que la personne qui lui a donné naissance. En d’autres termes, l’œuvre incarnant l’identité du sujet, n’est donc en quelque sorte, que le sujet lui-même. »

(26)
LE DROIT D’AUTEUR SE RÉFUGIE CHEZ LES DÉBOUTÉS DU DROIT D’ASILE

Si le projet est bien de fonder sur le droit d’auteur un moyen qui permette à des personnes dont le séjour sur le territoire français n’est pas assuré, de se prémunir contre une éventuelle reconduite à la frontière, le jugement qui interviendra si l’une de ces personnes passe au tribunal, intéressera autant le droit des étrangers que le droit d’auteur. Et si ces étrangers auxquels l’asile a été refusé trouvent refuge dans l’hospitalité du droit d’auteur, celle-ci s’en trouvera sinon modifiée, au moins étendue. Cette expression d’hospitalité du droit d’auteur, nous l’avons trouvée sous la plume d’un exégète du Code de Propriété Intellectuelle commentant l’introduction « d’une nouvelle catégorie d’œuvres, logiciels et bases de données, dont la mise au point réclame des investissements assez importants pour que les entreprises en cause cherchent à tirer profit de l’hospitalité du droit d’auteur. » 8. Si le droit d’auteur est ainsi suffisamment hospitalier pour garantir la rentabilité des risques financiers des entreprises, il doit pouvoir l’être, à l’autre bout de la chaîne, pour assurer la protection de la personne même de l’auteur.

Pour autant, si la jurisprudence que nous escomptons agit aussi bien sur le droit d’auteur que sur le droit des étrangers, il faut être attentif à ce qu’elle n’y ouvre pas, à notre insu, de boîte de Pandore. Pour justifier de la nécessité pour la protection de l’œuvre du maintien de son coauteur sur le territoire, nous avons postulé que l’œuvre devait faire corps avec la personne. Toute marque corporelle étant à proscrire pour des raisons éthiques évidentes, une telle œuvre ne peut être qu’immatérielle, ou plus précisément la forme sous laquelle elle est conservée est immatérielle puisque mémorisée. Or l’esprit étant plutôt considéré comme le siège des idées que celui des formes, et notre but n’étant pas de remettre en cause le libre parcours les idées, nous devrons convaincre les juges d’une part que ce qui est mémorisé est bien une œuvre formée et non pas l’idée d’une œuvre, et d’autre part que l’immatérialité de cette œuvre participe de sa forme même et n’est pas uniquement un subterfuge.

(27) DESSIN D’AUDIENCE
T.A. DE PARIS
22 JUIN 2007
 

ARF

1 - L’espace Schengen est un espace européen de libre circulation des personnes. Pour éviter de réitérer ces périphrases discriminantes, nous utiliserons le terme de coauteur pour parler indifféremment de tous ceux qui participeront à la création des oeuvres, aussi bien ceux qui ont le droit de résider et de circuler librement que ceux qui ne l’ont pas, laissant le contexte permettre au lecteur de comprendre de qui il s’agit.

2 - Dans « Une vie de saisonnier vaut bien une carte de séjour, Un Marocain qui travaille dans l’Hexagone, en intermittence depuis vingtdeux ans vient de gagner contre l’Etat », Libération, 22/02/07 : « Le gros avantage de Baloua, c’est que, depuis 1986, il notait toutes ses heures de travail sur des cahiers, planqués au Maroc. «Un jour, l’avocate m’a dit: «T’as pas des preuves?» «Mais si! Les carnets!» »

3 - « Conte pour une jurisprudence »

4- Droit de conception d’origine anglaise créé par les juges et non par la loi, la common law donne la primauté aux précédents jurisprudentiels par opposition à notre droit civiliste ou codifié. Il est en vigueur dans les pays du Common Wealth.

5 - Compléments à Multitudes n°17 à lire sur multitudes.samizdat.net.

6 - La Cour EDH a condamné la France pour ne pas avoir prévu de recours suspensif permettant à un demandeur d’asile placé en zone d’attente de saisir un tribunal, procédure devant être suspensive pour qu’il ne soit pas renvoyé avant que le juge n’ait statué vers un pays où il risque des traitements contraires à l’article 3 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme (Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants.). Gebremedhin [Gaberamadhien] c.
France, 26 avril 2007.